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deux ou trois fois la longueur de son cabinet. Puis, il me parle de l’Empereur, sans amertume, sans récrimination, mais avec une profonde tristesse :

— L’Empereur est judicieux, modéré, travailleur. Ses idées sont le plus souvent sages. Il a un sentiment élevé de son rôle et la pleine conscience de ses devoirs. Mais son instruction est insuffisante et la grandeur des problèmes, qu’il a mission de résoudre, dépasse trop souvent la portée de son intelligence. Il ne connaît ni les hommes, ni les affaires, ni la vie. Sa méfiance de soi-même et des autres le met en garde contre toutes les supériorités. Aussi n’admet-il autour de lui que des nullités. Enfin, il est très pieux, d’une piété étroite et superstitieuse, qui le rend très jaloux de son autorité souveraine, puisqu’elle lui vient de Dieu.

Nous reparlons de l’Impératrice :

— Je proteste, dit-il, de toutes mes forces contre les infâmes rumeurs qu’on fait courir sur elle, à propos de Raspoutine. C’est une femme très noble et très pure. Mais c’est une malade, une névrosée, une hallucinée, qui finira dans les délires du mysticisme et de la mélancolie... Je n’oublierai jamais les étranges propos qu’elle m’a tenus, en septembre 1911, lorsque j’ai remplacé le malheureux Stolypine [1] à la présidence du Conseil. Comme je lui exposais la difficulté de ma tâche et que je citais l’exemple de mon prédécesseur, elle m’a arrêté net : « Wladimir-Nicolaïéwitch, ne parlez plus de cet homme. Il est mort, parce que la Providence avait décidé qu’il disparaîtrait ce jour-là. C’est donc fini de lui ; n’en parlez plus jamais. » Elle s’est d’ailleurs refusée à aller prier sur son cercueil et l’Empereur n’a pas daigné assister aux obsèques, parce que Stolypine, tout dévoué qu’il fût aux souverains, dévoué jusqu’à la mort, avait osé leur dire que l’édifice social avait besoin d’être un peu réformé !...



Mercredi, 30 août.

Depuis le Stokhod jusqu’aux Carpathes, c’est-à-dire sur un front de 320 kilomètres, les armées russes poursuivent leur progression.

Mais elles n’avancent plus que très lentement, ce qui

  1. Assassiné à Kiew, le 14 septembre 1911. Il était le beau-frère de M. Sazonow.