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En un seul jour, le chirurgien avait coupé les pieds à deux cent cinquante hommes.

Il me racontait que, sur le Carso, c’était encore pis. Les tranchées s’emplissaient d’eau, et les soldats restaient les jambes dans l’eau boueuse jusqu’aux genoux, pendant des jours et des jours. Leurs chaussures étaient de la plus mauvaise qualité, des chaussures de carton, fournies par des marchands frauduleux qui jouissaient de toutes les indulgences quand ils auraient dû être fusillés en masse ou contraints de rester trois jours dans l’eau croupie de la tranchée avec leurs propres chaussures aux pieds. « Trois jours, disait-il, suffisent pour achever un homme, même voleur. »

Et, brusquement, pour interrompre l’horreur et l’abomination, il me raconta qu’en septembre dernier, tout en causant avec Joseph Miraglia, il lui advint de citer une invocation orientale à l’alouette : « O alouette, pour tes trilles il ne te suffit point du jour entier ! »

Alors le bon pilote lui confia, non sans timidité, qu’un matin, étant parti pour Pola, avant le lever du soleil, et parvenu au milieu de la mer, il vit le disque rouge monter dans les brumes lointaines et toutes les eaux se réjouir à ce premier coup de tympanon. Il lâcha les commandes et croisa les bras. Et tandis que l’Albatros, abandonné à lui-même, ondoyait dans l’air tranquille, il se mit à chanter, inventant les paroles et la musique de son chant. Et seulement alors il comprit l’ivresse de saint François dans le Cantique des Créatures. Et plus jamais il ne se rappela ces paroles et cette musique.

« O alouette, pour tes trilles il ne te suffit point du jour entier ! « 

Le mot du poète oriental me revient au cœur comme une mélodie déchirante. Et je pense à l’hymne inconnu de mon compagnon enseveli.

Je ne sais pas si j’ai plus soif d’eau ou de musique ou de liberté.

Je sens le soleil derrière les volets. Je sens qu’il y a une tiédeur de mars claire et languissante sur le canal. Je sens que c’est la marée basse.

Le printemps pénètre en moi comme un nouveau poison. J’ai les reins douloureux, dans une somnolence entrecoupée de sursauts et de frissons.

J’écoute.