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A la cime de la puissance lyrique, il y a le poète héros.

Pindare a coupé ses cordes, a mutilé sa cithare, parce qu’il sait combien il est plus beau de combattre et d’oser.


Le danger opère lyriquement sur moi.

Je ne me suis jamais senti aussi plein de musique que dans les pauses de la bataille.

Je repense au retour de l’incursion aérienne sur Canale, avec Hermann Beltramo ; à notre passage dans le ciel de Gorizia, sous les coupoles d’éclats bicolores ; à la descente involontaire de trois mille mètres à douze cents, enivrante comme la montée ; à notre mutuel signe de dérision vers l’ennemi qui ne corrigeait pas son tir ; à mon insouciance de la douleur dans ma main droite presque gelée ; à mon emportement musical opposé au ton affaibli du moteur ; à ma frénésie de chant.

« Ascension lyrique, radiateurs froids, » fis-je en bondissant du fuselage sur l’herbe de Campoformido.

Et j’avais faim.


Le 27 décembre, après la mort de Joseph Miraglia, je reçus la visite de Giacomo Boni.

Ayant appris la nouvelle en voyage, il était accouru, sans s’arrêter à Grado où précisément il devait se retrouver avec Miraglia (si nous étions revenus de l’entreprise de Zara) pour prendre à vol d’oiseau quelques vues de ce pays battu par les antiques invasions des barbares.

Je le revois à côté de la cheminée flamboyante, assis dans le fauteuil où avait coutume de s’asseoir notre compagnon disparu. Je le revois avec son visage doux, malgré les sourcils froncés, avec ce coloris éclatant, au milieu de son poil gris, pareil à certains procurateurs du Tintoret. Je revois sa touffe sauvage de cheveux sur un front lourd de sagesse et de divination.

Il revenait de l’Alpe où il était monté pour distribuer ses vêtements blancs, ses chaussons faits à la façon de ceux que portaient les chasseurs de sangliers, au temps d’Horace, contraints à passer la nuit sur la neige, munis de jambières, ocreati.

Il me racontait que les Alpins, malgré leurs jambes gelées, tentaient de se lever à son passage et souriaient. O gentillesse d’Italie !