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déchirer tous les rêves de l’idéalisme, on a vu la guerre semer la désolation, l’héroïsme et la cruauté à travers le monde, on a vu les plus mornes désillusions succéder aux plus triomphales espérances. Une seule chose a continué à travers tout cela sa marche lente et sûre : le système métrique. Et alors même qu’ils fabriquaient contre nous des obus, c’était en millimètres que les Allemands appréciaient leurs calibres et en kilogrammes qu’ils mesuraient leur chargement, c’était quelque chose de français qui, en dépit d’eux-mêmes, avait conquis sans retour jusqu’à leurs instruments brutaux de conquête. Sur toute la terre, pendant ces huit années terribles, le système français des poids et mesures a poursuivi ses progrès d’une marche aussi régulière, fatale et sans retour que celle des éléments naturels. Telle est la force des idées lorsqu’elles sont simples et grandes.

Ἀεὶ ὁ θεὸς γεωμετρεῖ, disait le philosophe antique, et en divinisant ainsi l’art de mesurer les choses il voulait assurément marquer son importance essentielle. Cette importance ne saurait être exagérée tant dans la science que dans la vie pratique des peuples.

Elle est si considérable dans la science que certains savants vont jusqu’à ramener celle-ci tout entière à une sorte de métrologie. C’est ainsi qu’il y a quelques jours encore un de nos meilleurs mathématiciens, M. Émile Borel, écrivait (Le Temps, 5 février 1922) : « La science a comme but de connaître et de prévoir les phénomènes, et ce but ne peut être atteint que par la description exacte, numérique, de ces phénomènes ; expliquer le monde ne peut signifier pour le savant que donner du monde une description numériquement exacte. »

J’avoue que cette définition de la science me paraît un peu trop limitative, car elle ne considère que la quantité en excluant tout ce qui est purement qualitatif. Certes, il est très beau de savoir que 2 grammes d’hydrogène combinés à 16 grammes d’oxygène donnent 18 grammes d’eau. C’est là une constatation scientifique au premier chef. Mais la constatation purement qualitative que de l’oxygène combiné à de l’hydrogène peut donner de l’eau (la combinaison peut donner aussi de l’eau oxygénée) est certainement scientifique aussi. Pourtant la définition de M. Borel la laisse en dehors de la science. Cette définition conduirait à rayer de la science la plupart des conquêtes de la biologie et des sciences naturelles. Elle ne saurait donc être acceptée sans réserves formelles, mais le seul fait qu’un esprit aussi distingué que M. Borel ait pu la formuler suffit à montrer