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spirituelle. Sans nier le progrès, auquel il est fortement attaché, il ne s’interdit pas néanmoins de jeter des regards nostalgiques vers le passé. En dehors des professeurs, ce n’est encore qu’une minorité, une minorité qui constitue une caste, sans privilèges, assurément, mais puissante et très différente de la ploutocratie, bien que dans cette classe elle trouve parfois des recrues. Son prestige est incontestable : je l’ai bien vu au ton d’admiration un peu envieuse dont les gens du peuple à New Haven parlent de Yale et de « those big people. »

Peut-on, en se penchant sur cet exemple, entrevoir ce que sera l’Amérique future ? A-t-on le droit de prévoir l’existence d’une société américaine où le désir de gagner de l’argent et de satisfaire les besoins de luxe passerait au second plan ; où la pensée, la méditation, — ennemie de l’action, — recouvreraient leurs droits ; qui, sans cesser d’avoir une forme de gouvernement démocratique, ferait une part plus importante à une élite dont les membres, bénéficiant de l’expérience et de la fortune acquises par leurs ancêtres, pourraient se livrer à la poursuite désintéressée des choses de l’esprit, — une société, en un mot, qui ne serait pas très différente des sociétés européennes actuelles ?

Une pareille orientation paraît tout d’abord naturelle et presque fatale. Songez que, avant la guerre, les dix-sept grandes Universités américaines, — Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Cornell, Johns Hopkins, Pennsylvania, Chicago, Illinois, Michigan, Minnesota, Wisconsin, Cincinnati, North Western, Western Reserve, Leland Stanford, Californie, — donnaient l’enseignement à plus de soixante mille étudiants en cours d’année et à trente mille autres pendant les vacances. Si l’on ajoute les dizaines d’Universités de moindre importance, les collèges encore plus nombreux, tous modelés, de près ou de loin, sur les grandes Universités, c’est par centaines de milliers que les jeunes Américains s’imprègnent tous les ans de cette culture, reflet de l’idéal européen, qui les transforme et les isole de la masse. Tous ne font pas partie de l’élite triomphante ; beaucoup doivent se contenter d’en former l’auditoire admiratif. Mais leur rôle n’en est pas moins considérable. Ils contribuent pour leur part à créer un courant d’opinion favorable à la primauté des meilleurs. Ils répandent autour d’eux les idées qu’ils ont reçues, et ainsi un immense réseau d’aspirations intellectuelles, de goûts plus