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raffinés, se tisse sur la société américaine et tend à en modifier le ciel même. Et à mesure que ces influences, — ennemies naturelles de l’esprit utilitaire, — iront grandissant, d’autres circonstances militeront contre ce même esprit utilitaire. On peut entrevoir le jour, — il n’est pas très éloigné, — où trois cents millions d’êtres humains couvriront le vaste continent et se trouveront aussi à l’étroit que nous pouvons l’être aujourd’hui dans notre vieille Europe. Le pays, à ce moment, aura livré tous ses secrets. Exploité sans relâche, il ne prodiguera plus aussi généreusement ses trésors. Avec la surpopulation, l’énergie individuelle trouvera moins où s’exercer librement ; avec le tarissement des richesses naturelles, l’esprit d’entreprise se refroidira. L’activité humaine, refoulée sur elle-même, cherchera d’autres jouissances où plonger son inquiétude, et les trouvera peut-être dans la méditation intellectuelle. Ce serait alors le triomphe de l’idéal pour lequel Yale lutte confusément. La société américaine, après avoir tourné le dos à l’Europe, se retrouverait de nouveau à ses côtés, l’ayant rejointe par un chemin indirect, mais qui menait au même point.

Mais, d’autre part, que réserve le formidable inconnu que j’ai vu s’amonceler à l’horizon des États-Unis ? Cette masse toujours grossissante d’immigrants, qui devraient ajouter à l’afflux des idées européennes, mais qui, en réalité, par leur ignorance, leur grossièreté, leurs appétits voraces, ne font qu’introduire des forces de désintégration ; ces nègres sensuels, qui veulent à leur tour prendre part au festin des plaisirs ; tous ces éléments agités, qui amènent des renforts à la foule esclave des instincts utilitaires et retardent d’autant le triomphe d’un idéalisme régénérateur, laisseront-ils le temps aux évolutions lentes de produire leurs effets réguliers ? Du succès de l’une ou l’autre tendance dépendra l’avenir de l’Amérique. Un grand drame intellectuel, moral et social se joue obscurément dans l’âme américaine, et qui fixera les destinées spirituelles du pays. Prophétiser serait vain. Il est impossible de prévoir le dénouement quand seul le premier acte est joué et que la péripétie est inconnue.


ALBERT FEUILLERAT.