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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/487

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UN JARDIN SUR L’ORONTE

et devant ces humbles roues de moulin élevées à la dignité de poèmes vivants, je goûtai la volupté de ces vieilles oasis d’Asie, accordées invinciblement avec les pulsations secrètes de notre âme. Inexplicable nostalgie ! À quel génie s’adressent les inquiétudes que fait lever dans notre conscience un décor si pauvre et si fort ? Qu’est-ce que j’aime en Syrie et qu’y veux-je rejoindre ? Je crois que j’y respire par-dessus les quatre fleuves un souvenir des délices du jardin que nous ferma jadis l’épée flamboyante des Keroubs.

— Oui, vraiment une histoire curieuse, dit l’Irlandais, au bout d’une heure qu’il avait passée sans lever le nez de dessus son texte, et d’autant plus intéressante pour nous qu’elle se déroule dans la région. Avez-vous vu sur l’Oronte, en venant d’Homs et non loin du village de Restan, les ruines d’un château et d’un monastère ? Certaines cartes les indiquent sous le nom de Qalaat-el-Abidin, la forteresse des Adorateurs ! C’est là que vivait au xiiie siècle (j’avoue que je viens de l’apprendre) un de ces roitelets voluptueux et lettrés, innombrables dans les annales du monde musulman, qui passaient leur vie au milieu de leurs femmes à écouter des vers et de la musique et à discuter sur des nuances grammaticales ou sentimentales, en attendant que pour finir, soudain, ils disparussent dans un coup, de vent comme meurent les roses.

— Bravo ! lui dis-je, voici du renfort. Hamah, cet après-midi sous le soleil, était vide et sans âme. La nuit descend, faites-moi donc l’immense plaisir de la peupler et d’y appeler ce fou et ces folles pour qu’ils nous distraient.

— À vos ordres, me répondit-il en riant, et vous allez voir une rare collection de jeunes beautés arabes et persanes, toute une série de tulipes éclatantes au cœur noir. Mais faites attention que les Orientaux écrivent des annales plutôt que de l’histoire. Ils juxtaposent les faits sans les lier ni les organiser, et je ne vous avancerais guère en vous traduisant tel quel ce sommaire. Laissez-moi vous dire à mon aise, sans m’astreindre au mot à mot, comment je crois le comprendre, et rappelez-vous les vers de Saadi (peut-être les écrivait-il sur cette berge de l’Oronte) : « Le gémissement de la roue qui élève les eaux suffit pour donner l’ivresse à ceux qui savent goûter le breuvage mystique. Au bourdonnement d’une mouche qui vole, le souffi éperdu prend sa tête entre ses mains. L’ineffable concert ne se tait