Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revoyant la même lumière de limbes à travers mes doubles fenêtres, sur la neige immuable.

Nous nous réchauffions, dans le voyage de Cronstadt, en récitant du Dante avec Nigra [1], qui partage avec moi la popularité littéraire de la localité. Pas l’esprit brillant et sémillant que j’attendais, un sérieux, un triste, très nourri, teinté de sanscrit et de sciences naturelles, un professeur de l’Université de Bologne à enveloppe lourde, mais qui aurait été dans quelques salons. — Deux vues de cour : le 1er et surtout le 6, à la bénédiction solennelle des eaux de la Neva : des haies de grenadiers surhumains, comme triés encore par l’œil de Nicolas, des coiffures militaires sorties des Bouffes, des conseillers actuels dorés et rachitiques, des chambellans avec des clés dans le dos, un monde inconnu chez nous et de fort grand air en somme : l’Empereur surtout, très grand air [2]. J’ai rencontré hier, dans un champ de neige planté de quatre bâtons qui s’intitule fallacieusement le jardin d’été, — jardin public, — le maître de 86 millions d’âmes, se promenant seul avec son chien, gardé par le respect religieux des moujiks et des bourgeois qui s’inclinaient devant lui. J’ai admiré cela, je l’avoue, comme on admire les forces qu’on ne comprend pas, car nous ne pouvons plus même comprendre cet ordre d’idées. — Du reste, on me dit qu’il n’y en a plus pour longtemps : l’auteur le plus lu en Russie est Zola : on me demande partout si je le connais... Je me sens entre deux mondes : je viens de voir la dernière personnification de celui qui s’en va.

Aussi bien, comme je ne peux vous écrire qu’à bâtons rompus, ayant trop de matière, je veux vous parler de ma dernière impression de tout à l’heure : un portrait d’Ignotus qui ne sera pas fait tous les jours, car le modèle est presque invisible dans l’intimité. Il faut vous dire qu’une de mes principales protectrices est la princesse Gortchakow, belle-fille du chancelier. Ce soir, il devait y avoir réception chez elle : j’arrive, la réception est décommandée pour une maladie d’enfant ; je tombe dans la stricte famille ; on me fait bon accueil, je reste. Le vieux prince, qui ne sort jamais, ne paraît pas dans le monde et ne reçoit guère, narrait au milieu de ses enfants. Il était perdu dans une

  1. Constantin Nigra, ambassadeur d’Italie à Pétersbourg. Voyez à ce sujet l’article d’E.-M. de Vogüé, recueilli dans les Routes, 1 vol. in-16 ; Bloud.
  2. Alexandre II, né en 1818, monté sur le trône en 1855.