Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Depuis, on se m’arrache. Ceci dit sans fausse modestie comme sans griserie. Tel que je me vois avec le scepticisme que vous me connaissez, j’ajoute que je me plairais difficilement ici. Je sais ce que peut durer un engouement, dans ce pays où on l’aurait inventé s’il n’existait pas, et que piédestaux et statues y sont de neige fondante. Et puis, cela ne fait pas le bonheur. Ce monde étrange et raffiné sera curieux pendant quelques mois, bientôt vide et ennuyeux. Tout y est de surface, je crois... Les hommes... nous n’en parlerons pas. Les femmes... des animaux curieux, supérieurement doués : des cerveaux qui remuent autant d’idées que la coupole de l’Institut mais qui me semblent avoir pris toute la substance du cœur. J’ai recueilli hier avec respect sur la table d’une jeune femme un monument de 750 pages de Janet sur les Causes finales, — lu et fatigué, — de ces livres dont on entend parler chez nous aux quatrièmes pages, comme des remèdes infaillibles, mais que personne n’a vus et dont on doute. Tout à l’heure, une princesse m’a parlé des « idiosyncrasies du caractère, » des mots que les Parisiennes se mettraient à quatre pour dire et elles n’y arriveraient pas. Bref, c’est drôle, mais je crains que cela ne soit que ça, et je condamne d’avance des femmes qui me lisent sans dormir.

Des reliefs extérieurs du pays je n’ai pas encore grand’ chose à dire : on se perd dans une fourrure, on vole en traîneau d’une porte à l’autre, à travers de larges rues désertes, à tournure allemande, où passent de rares masques emmitouflés, où ceux qui se respectent ne circulent jamais à pied. — De — 8 à 10 degrés maintenant ; — 20 les deux premiers jours de mon arrivée. Un seul aspect imposant, la Neva glacée, large de deux kilomètres avec sa longue ligne de quais. Une seule impression de nature polaire : une course en troïka à Cronstadt, sur la mer glacée. Le désert, mon désert, avec de la neige au lieu de sable, du gris au lieu de lumière, des horizons aussi infinis mais partant plus lugubres, des effets intraduisibles à la tombée de la nuit, quand les deux tonalités du ciel et du terrain blanc se fondent et qu’on roule dans une boîte sphérique de cristal laiteux. Des mâts sortant au bout de la neige glacée, comme attendant la cavalerie française du Zuydersée. De sinistres maisons de refuge avec leurs cloches pour les chasse-neiges, des corbeaux, des moujiks souffreteux, c’est à crever l’âme d’un pauvre Oriental et je pleure mon hiver du Caire tous les matins en