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Tsarskoé-Sélo, 7 août 1819.

Mon cher ami,

Je crois que nous n’avons pas parlé des Mémoires de Mme de Rémusat. N’est-ce pas que c’est palpitant ? ... Il y a longtemps qu’on n’a publié une chose plus curieuse que ce Napoléon en déshabillé... Pour moi, ces notes intimes ne rabaissent pas le géant : dans ses moindres paroles (sans doute défigurées pourtant), il apparaît très peu homme, toujours dans le nuage. Quoi de plus merveilleux que ces trois pages de l’avant-dernière livraison où le Premier Consul raconte sa jeunesse, sa genèse morale, son élévation, les simples et profonds ressorts de sa politique ? Là-dessus, je me suis remis à relire de furia le Consulat de Thiers. C’est vraiment magnifique, consolant et enrageant à la fois ; ce livre valait la statue de Nancy beaucoup plus que la politique douteuse des dernières années d’Adolphe. Ce n’est cependant pas pour cette apologie raisonnée du 18 Brumaire qu’on la lui eût fondue aujourd’hui ; quel magnifique tableau que celui de cette résurrection de la France, revivant à pleins poumons, se retrouvant elle-même dans toutes ses énergies, administrative, financière, militaire, diplomatique et littéraire ! Ne sommes-nous pas un peu cette France d’alors, du Directoire écœurant ? Nous aussi, nous marchons à la nuit tombante, comme ces gens de Judée qui allaient à Emmaüs, « tristes et causant des choses du jour, » de l’espoir évanoui d’Israël. Nous attendons celui dont la parole ardente réchauffera notre cœur, celui qui nous apparaîtra soudain avec l’auréole, les signes du salut, potens in opere, puissant dans ses œuvres. Dieu ! que c’est médiocre, tous ces avocats qui vont jeter des phrases banales à Nancy, en face du sergent prussien qui rit de cette joute aux portefeuilles et se rendort tranquille. Il me semble que si quelqu’un venait maintenant qui parlât haut et ferme, nous serions tous conquis à lui, par ce qui nous reste d’orgueil au cœur et de sang aux veines... Je vis pour quelques semaines dans les bois de sapins de Tsarskoé-Sélo, et y profite du soleil tardif. Peut-être y ramasserai-je quelque chose pour la rue Gutenberg. En attendant, je corrige les épreuves des Histoires orientales [1].

Adieu, cher ami, et poignée de mains.

  1. 1 vol. C. Lévy ; épuisé.