Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/752

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
740
REVUE DES DEUX MONDES.

contre sa caverne en longues files, envahissent ses membres et la couvrent comme d’un tapis de haute laine ? Que pouvais-je, quand mon ami, mon défenseur et mon frère, m’avait abandonnée ? Mes pensées se traînaient ici, l’aile brisée : comment auraient-elles franchi l’espace jusqu’à Damas ? Après avoir essayé de tournoyer dans la nue, elles retombaient au fond de Qalaat. Ce qui naît de mon cœur, si je suis seule ; ce qui court à mes lèvres quand Isabelle et moi, dans la solitude, nous causons ; mes pensées vraies, mes paroles libres, sont uniquement pour toi. Comment pourrais-je te rejeter ? N’es-tu pas l’artère qui nourrit mon cœur ? Comment pourrais-je, aussi complètement que je le voudrais, en caresses, en paroles, en effusions d’une joie qui ne peut tenir en place, t’exprimer ma tendresse ? Quel vide tu m’as laissé ! Je n’aurais pu supporter ton absence sans Isabelle. Lumière fidèle de ma vie ! Une fatalité nous oppresse, c’est à nous de la surmonter. Prends-moi dans tes bras, appuie ta joue contre la mienne, et laisse glisser sur nos deux visages mes cheveux dénoués.

Et lui :

— Oriante, après tant de jours écoulés, je retrouve enfin ta voix, ton regard, et tout ce qui rayonne de toi m’enchante et me fait mal. Combien j’ai souffert, en revoyant notre palais, nos allées, notre prairie, ces lieux où tu as continué, moi parti, de subir la vie. Quelle douleur de t’y voir joyeuse ! Est-ce un crime de maudire tes jours, si j’en suis absent ? Le crime n’esl-il pas plutôt de me saisir, malgré moi, des offrandes de ta présence ?

Le charmant visage aux yeux pleins de feu, penché sur lui, l’empêcha de poursuivre plus avant une plainte devenue mensongère. Et tandis que les deux amants demandaient au plaisir d’apaiser et de confondre leurs âmes, Isabelle s’occupait à préparer les provisions qu’elle avait apportées dans sa corbeille, car elle savait que le chagrin et le bonheur n’empêchent pas deux jeunes amants d’avoir bon appétit, au sortir de leurs tourments et de leurs extases.

Vainement Guillaume, quand ils eurent repris leurs esprits, essaya-t-il de revenir à l’idée de leur départ vers Damas ou Tripoli, où leurs cœurs, disait-il, trouveraient le repos. Oriante sut esquiver toute réponse nette, et le quitta en lui faisant jurer qu’il était satisfait et qu’il ne voulait pas qu’elle fût malheureuse de le croire malheureux.