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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/200

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que les deux pôles, et créa entre l’une et l’autre une relation qui, sous des formes diverses, devait durer toute leur vie.

Ce qui est exceptionnel dans leur aventure, ce n’est pas tant l’ardente passion initiale que sa conversion graduelle en une amitié qui prend la forme d’une relation de famille un peu lointaine, d’une sorte de calme parenté indéterminée, que le poète n’accepte pas seulement lui-même, mais qu’il fait largement accepter autour de lui. Ce qui donne à cette liaison sa couleur particulière, c’est le rôle de la pure et bonne Dorothée dont le cœur sensible sympathise dès le début avec l’étrangère aimée de son frère et s’émeut pour leur enfant, — Dorothée qui peu à peu devient, en lieu et place de William, la correspondante habituelle de son ancienne amie. C’est plus encore peut-être la parfaite égalité d’âme de la femme légitime, non pas ignorant, mais sanctionnant le passé, allant sans un soupçon de jalousie rétrospective, sans ombre d’amertume, rendre visite à celle qui donna à son mari son premier enfant.

Il y a là un phénomène singulier. Au lieu de diminuer notre idée de la sagesse de Wordsworth et de sa conformité aux lois morales, son roman ne l’ébranle un instant que pour la renforcer aussitôt. Il a pu, jeune homme, s’écarter de l’ordre et de la règle, mais bientôt on ne sait quelle force secrète l’amène à faire de ce qui aurait pu n’être qu’une folie passagère, une espèce de premier mariage suivi d’une séparation à l’amiable, sans froissement ni violence. Il se construit une nouvelle vie, une nouvelle famille, toute régulière celle-là sans trancher ses attaches avec l’ancienne. On s’explique que les Wordsworth de France aient cru, à partir de la deuxièmes génération, à un mariage d’Annette et de William pendant la Révolution, mariage dont on ne savait au juste le lieu, la date et les conditions, mariage conclu sans doute après la naissance de Caroline, peut-être illégal, c’est-à-dire fait par quelque prêtre réfractaire, comme il y en eut alors beaucoup, et comme les sentiments catholiques des Vallon le rendaient vraisemblable. Les documents retrouvés, il faut l’admettre, n’autorisent pas cette croyance, mais sûrement Wordsworth a porté jusque dans l’irrégularité une constance et une gravité qui la consacrent.

Si par malheur, en raison de la suppression des documents qui pourraient rassurer, il reste une pénible incertitude quant à l’aide apportée par lui à son amie et à leur enfant, soit en