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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/201

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1792, soit en 1802, soit lors du mariage de Caroline, on sait en revanche gré à l’homme de n’avoir pas tenu son passé secret. Il ne le réprouve ni ne le renie. Tous ceux qui l’environnent en sont avertis, ses tuteurs et sa sœur d’abord, puis sa femme et ses amis. Coleridge, Robinson sont au courant. Aucune réticence n’est imposée à Dorothée qui en parle ingénument à Miss Pollard ou à Mrs Clarkson. Cette sincérité plait. Elle a un air de simplicité et de nature. C’est plus tard que le mystère devait se faire sur toute l’aventure. Il ne semble pas que Wordsworth en tant qu’homme en soit responsable, sauf peut-être dans les dernières années de sa vie.

Mais il faut avouer qu’il y prêta en tant que poète. Plus épris d’éducation que de vérité pure, aspirant à un rôle quasi sacerdotal, il laissa peu à peu se construire dans ses vers une image de lui qui n’était pas tant exacte qu’édifiante. Il n’y fit presque aucune place à ses faiblesses et à ses erreurs, ou, s’il les avoua, ce fut en des termes si atténués que nul n’eût pu soupçonner tout ce que recouvraient certains mots d’allure inoffensive. Il fit plus encore, puisqu’il entreprit de retracer lui-même sa jeunesse, et qu’il commit dans son Prélude cette sorte de mensonge qui consiste dans l’omission des faits gênants. Lui-même, si l’on veut, nous en avertit, mais il ne peut empêcher l’effet des suppressions qu’il s’est cru autorisé à faire. Les trois livres du Prélude sur la Révolution ne sont pas la vérité entière sur son séjour dans notre pays ni sur les sentiments du poète dans les trois ans qui suivirent son retour en Angleterre. La crise qu’il subit ne fut pas toute intellectuelle. La politique n’occupa pas toutes ses pensées, ne dirigea pas toutes ses actions. Il y eut Annette et il y eut Caroline. Il est impossible de relire ces livres aujourd’hui sans ajouter leur image à ses vers, et sans s’étonner (ou sourire) de plus d’une affirmation, de plus d’une analyse de soi qui est faussée parce qu’elles n’y figurent pas.

L’aventure d’Annette nous aide donc à une plus juste appréciation de sa poésie. Non qu’elle y entre comme un élément important. Le fait significatif est qu’elle en est éliminée comme une chose adventice et étrangère. Cependant sa valeur n’est pas toute négative. On a vu qu’elle avait fourni au poète la matière ou l’inspiration de plus d’un des poèmes qu’il écrivit avant 1802 — ceux où il met en scène quelque épouse délaissée, quelque