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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/351

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curiosité. Nous serions bien reconnaissants aux gens d’autrefois de l’avoir toujours eue. Elle eût facilité la tâche d’un Sainte-Beuve. Essayons de la satisfaire et de montrer l’homme tel que nous croyons le connaître hors de son œuvre et dans son œuvre même.


Nul mieux que M. Estaunié ne nous peindrait les originaux de la bourgeoisie d’autrefois. Quand il parle de ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, on lui dit : « Pourquoi ne pas les écrire ? » Mais je doute qu’il agite jamais cette petite cloche de la Cité d’Ys. Le romancier qui est en lui ne le permettrait pas. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’à l’exemple des plus grands romanciers il consente un jour à s’en servir et à modeler quelques-uns de ses personnages sur ces belles effigies de la nature humaine ensevelies dans sa terre natale. Par son père il appartient à une vieille famille de bourgeoisie terrienne. Son grand-père, professeur au petit séminaire de Toulouse, avait quitté l’enseignement pour ensemencer ses terres. Il possédait une grosse ferme à Saint-Julia, au milieu de cet océan de labours qui, d’un horizon de forêts, déferle jusqu’à l’âpre et sombre digue des Pyrénées. Il vécut là sérieux, sévère, moins sévère que sa femme, rigoureusement janséniste. Elle lisait encore M. Singlin, et on avait beaucoup de peine à la faire communier une fois tous les cinq ans. Cette humilité devant le sacrement se conciliait chez elle, comme chez la plupart des Jansénistes, avec l’orgueil humain. Elle était fière de son humilité tremblante et fière de sa race. La vie intellectuelle des maîtres de Saint-Julia se concentrait sur la religion. On ignorait la politique. Du sein de cette vaste glèbe on ne regardait que le ciel. C’était la Gascogne sans l’humeur gasconne, un Midi d’apparence froide, dont la passion intérieure se condense en austérité. Les hommes avaient perdu l’accent ; les femmes le gardaient, étant plus proches du terroir. Le père de M. Estaunié, reçu le premier à l’École Normale sciences et le second à l’Ecole Polytechnique, opta pour Polytechnique et en sortit ingénieur des mines. Il mourut lorsque son fils était encore enfant. Il lui léguait son exemple, Polytechnique à préparer et peut-être le goût du roman, car le fils rencontra plus tard dans ses papiers une ébauche de roman historique.