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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/375

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russes se ruaient sur le Caucase, occupaient militairement les trois républiques, suscitaient des troubles en Perse, en Afghanistan et aux Indes, concluaient enfin une alliance formelle avec le dictateur de l’Anatolie, Moustapha Kemal, et, pendant quelque temps, selon toute apparence, le mettaient en demeure de choisir entre l’appui des Russes, dont il avait besoin, et le rapprochement avec les Puissances occidentales, qui menaçait de ruiner tous les grands projets de Moscou.

Pendant ce temps, les débris de l’armée Wrangel, imprudemment recueillis à Gallipoli et à Lemnos, prolongeaient la menace russe jusque sous les murs de Constantinople, et quelque cinquante mille réfugiés civils envahissaient la ville elle-même, se mêlant intimement à la population, encombrant les petits métiers, cherchant et trouvant tant bien que mal les moyens de vivre. Peu à peu, les Russes exilés se regroupaient, formaient entre eux des associations professionnelles, économiques ou intellectuelles. On retrouvait à Constantinople l’Union des Zemtsvos et des Villes, les grandes Coopératives, l’Université, pour ne point parler de l’Opéra et du corps de ballet. On y retrouvait aussi l’Église, dont plusieurs grands dignitaires s’étaient installés dans les monastères grecs, et même quelquefois dans les couvents latins de la capitale et des environs. Le clergé orthodoxe leur fit bon accueil. Pour exercer le ministère sacré et la juridiction spirituelle dans un territoire relevant du Patriarcat de Constantinople, les ecclésiastiques russes avaient besoin de l’autorisation formelle du Phanar. Celui-ci s’empressa de l’accorder, favorisa l’organisation des paroisses, concéda des terrains pour édifier les baraques qui devaient servir de chapelles, et souvent même mit ses propres églises à la disposition des réfugiés. Quelle vie intense, dans ces milieux ecclésiastiques russes, renouvelés, épurés par la terrible épreuve révolutionnaire, parmi ces évêques de trente-cinq ans, dont les grands yeux, tantôt rêveurs, tantôt éclairés d’une flamme subite, ne se détachaient de Sainte-Sophie, temple majeur de la religion orthodoxe, que pour s’extasier sur les ruines des églises, des palais, des tours, des murailles, de Byzance enfin, « berceau de la sainte Eglise ! » La ferveur religieuse et le zèle théologique semblaient s’être réveillés jusque chez les laïques. De grandes réunions étaient tenues, où l’on préparait la réorganisation des diocèses, la reconstruction de l’Église russe dans le