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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/376

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monde ; des conférences se poursuivaient avec des étrangers catholiques, pour étudier les possibilités d’une union entre toutes les confessions chrétiennes ; la jeunesse russe des deux sexes se pressait aux cours de théologie institués à Péra par les soins de l’évêque Benjamin, ancien aumônier de l’armée Wrangel. Je reprenais à Constantinople des conversations commencées à Rome il y a vingt ans, avec ces mêmes Russes naïfs et savants, sensuels et mystiques, vaguement attirés par la forte discipline du catholicisme, profondément retenus par les liens traditionnels, la poésie intime et l’indéfinissable séduction de leur orthodoxie nationale. Quelquefois, en sortant de ces conciliabules familiers, où la discussion s’était prolongée sans méthode et sans but, laissant après elle, dans un cerveau latin, une étrange impression de trouble fumeux et de demi-ivresse, je me demandais si j’étais bien en Turquie...

Ne se le demandaient-ils pas aussi, ces Turcs qui, à certaines heures, voyaient errer dans Sainte-Sophie, en groupes nombreux et recueillis, leurs longues bottes à la main, des soldats géants aux yeux bleus et au poil roux, des femmes qui traînaient peureusement leurs pieds nus le long des nattes de paille, les mains jointes, le regard baissé, la tête serrée dans un mouchoir de couleur ? N’avaient-ils pas le sentiment de n’être plus chez eux, même à Stamboul, lorsque, entrant chez le boulanger, le boucher ou l’épicier, ils entendaient parler russe ? Et pourtant, nul ne montra plus de respect et de compassion que le Turc pour l’infortune de ces exilés, plus de tolérance pour les entreprises parfois peu discrètes de ces intrus. J’ai compris alors combien avait été artificiel le mouvement créé en 1914 par la propagande allemande. Il fallait à tout prix réveiller la haine du Turc contre l’ennemi héréditaire : la guerre contre la Russie était la seule dans laquelle on pût prétendre entraîner l’Empire ottoman. Encore devait-on s’attendre à des résistances tenaces. Pressenti par un de ses conseillers, de qui je tiens le propos, Mehmed V lui répondit : « Nous attaquer à la Russie ? mais elle est si énorme, que son cadavre même suffirait à nous écraser. » A ces sages appréhensions, Talaat, Enver et Djemal devaient opposer victorieusement leur ambition et leur audace. Plus tard, lorsque les Allemands signèrent avec les Russes la paix de Brest-Litovsk, les Turcs n’y comprirent plus rien. Ils n’en durent pas moins continuer à se battre : l’Allemand était chez eux et parlait en maître.