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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/446

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porter, l’ami de l’Empereur, Albert Ballin. Que ne disait-on pas sur cet être singulier qui, sans pouvoir officiel, avait fait de si grandes choses, dont le monde entier s’occupait sans le connaître, et qui, soit en paix, soit en guerre, passait pour un des confidents intimes de Guillaume II ? Ballin, de son vivant, avait déjà sa légende. Il est mort dans des circonstances demeurées mystérieuses. C’est donc avec une vive curiosité que j’ai lu l’ouvrage qu’un témoin bien informé, M. Huldermann, successeur de Ballin à la direction de la Hamburg-Amerika-Linie, vient de consacrer à son ami [1]. Si ce n’est pas un chef-d’œuvre, c’est un document qui renseigne à la fois sur l’histoire et sur ce qui préoccupe le public allemand : double raison pour nous intéresser.

Du reste, si l’auteur s’en était soucie, il n’y a pas de plus beau roman que celui de l’obscur petit juif de Hambourg, devenu le familier et le conseiller du Prince ! Sans doute, on avait vu Louis XIV se promener à Marly au bras d’un Samuel Bernard ; mais c’était un peu la scène de don Juan et de Monsieur Dimanche : vingt millions valaient bien une politesse du Grand Roi. Tout autre était l’intérêt qui attachait Guillaume II au fameux directeur de la Hamburg-Amerika, et qui explique l’espèce de camaraderie dont le souverain affectait de régaler le marchand. Rien n’exprime mieux que ces relations le caractère de ce qu’on appelle chez nos voisins le Neuer Kurs, et la nuance de l’Allemagne nouvelle à partir de sa dernière évolution commerciale. Do tels rapports, du temps de Bismarck, eussent été impossibles. Il ne tenait qu’à Ballin d’abjurer, s’il l’avait voulu, et d’obtenir en échange quelque litre de noblesse ; comme M. Krupp von Bohlen, il pouvait devenir Ballin de quelque chose. Il déclina toujours cet injurieux honneur. L’orgueil le sauva d’une platitude et le mit au-dessus de la vanité. A rester ce qu’il était et à triompher comme juif au milieu de cette caste de hobereaux si superbes, il devait éprouver une dilatation d’amour-propre. Quelle âpre jouissance de supériorité !

J’ignore dans quelle mesure le patriotisme local et le génie de Hambourg déterminèrent son caractère et commandèrent

  1. Cf. l’article de M. Maurice Pernot dans la Revue du 15 janvier 1920. C’est M. Huldermann qui disait à notre collaborateur : « Jamais vaut ne verrez la couleur de notre argent. »