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ses idées. Hambourg est une république très jalouse de ses libertés. Son maire tient comme un doge de Gênes à son titre de Magnificence. Mais Ballin ne fut jamais des « Messieurs de Hambourg. » Ce qu’il tient de plus clair de l’éducation républicaine, c’est le goût de l’indépendance et la méfiance de l’État. « Si j’avais mené mes affaires comme le Gouvernement fait les siennes, il y a belle lurette que j’aurais fait faillite, » était un de ses axiomes favoris. La guerre n’était pas faite pour modifier son opinion.

C’était un petit bomme de labeur acharné et de santé délicate, le dernier-né de sept enfants, et qui avait reçu par les soins d’une mère tendre des goûts d’une réelle distinction. Son âme était sensible au beau ; jeune, il jouait du violoncelle. Mais de bonne heure l’ambition remplaça toute autre passion : l’exercice de la puissance devint l’objet exclusif de sa faculté esthétique. Il aima l’action pour elle-même, en artiste. Il n’était pas fait, comme il dit, pour jouer les seconds violons. Ses débuts avaient été durs. A dix-sept ans, par la mort de son père, il se trouvait chef de famille. Ce père végétait, dans un vieux quartier de Hambourg, d’un petit service d’émigration pour l’Amérique, qu’il exerçait pour le compte d’une ligne anglaise, la ligne Carr. Les bureaux, étroits et noirs, occupaient le rez-de-chaussée de la maison de famille. En ce temps-là aux environs de 1875, il n’y avait presque point de navigation allemande ; l’Angleterre détenait le monopole des mers, et était bien loin de prévoir que personne fût en état de le lui disputer. L’immense mouvement d’émigrants qui chaque année quittaient une Allemagne trop pauvre, ne profilait qu’à elle seule ; elle les cueillait à Hambourg pour les conduire à Liverpool et les embarquer de là pour les Etats-Unis.

Pendant une douzaine d’années, d’abord pour le compte de la ligne Carr, puis de la Compagnie Morris, le jeune Ballin demeura au service d’entreprises anglaises, comme un officier de fortune dans les rangs d’une armée étrangère. Il y déploya des talents extraordinaires de souplesse et d’assimilation, des facultés de travail quasi illimitées ; il y noua d’utiles relations, et y contracta cette connaissance du caractère anglais, qui devait être bientôt la plus redoutable de ses armes.

Sans dessein arrêté, il tâtait l’adversaire, en prenait la