Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/452

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bois de Lünebourg, dernier lambeau des antiques forêts germaniques, où l’on faisait des « tableaux » de trois cents sangliers. Il le consultait sur ses projets, lui soumettait ses vues sur ses prochains accords. L’Empereur répondait par des plans de navires, dessinés de son auguste main : c’était un de ses violons d’Ingres. De tous ses uniformes et de ses innombrables rôles, aucun ne lui plaisait autant que celui d’amiral. Pour lui être agréable, Ballin faisait construire ces paquebots géants, d’une vitesse-réclame et d’un luxe de palace, comprenant des théâtres, des salles de bal et des piscines, comme ce Deutschland, qui faisait la traversée de l’Atlantique en cinq jours, battait tous les « records, » et répandait dans toute l’Amérique le prestige du nom allemand. Pour répliquer aux Olympic et aux Lusitania, Guillaume il commandait les monstrueux Imperator. Il honorait de sa présence le baptême du Bismarck et, dans son impatience, arrachant des mains de la marraine la bouteille de Champagne, il la brisait d’un geste vainqueur contre l’étrave.

Ne sourions pas trop de ces manifestations. Elles n’étaient pas inutiles pour orienter vers la mer les imaginations d’un peuple de plantigrades, ou pour y réveiller les souvenirs d’un passé maritime. En effet, la marine allemande n’est pas une fantaisie personnelle de Guillaume II : pendant la guerre de Cent ans, tandis que l’Angleterre s’efforçait de devenir une nation continentale, l’Allemagne a été une grande Puissance maritime. Sa fameuse Hanse, qui groupait plus de quatre-vingts villes, fut, jusqu’au temps de Charles Quint, la force de l’Empire. Ses comptoirs s’étendaient de Londres à Novgorod. Ce n’était nullement folie, de faire revivre ces temps de la grande Allemagne flottante et commerçante. Les croisières, que Ballin lança vers 1900 pour occuper ses navires pendant la morte-saison, étaient un admirable moyen de propagande : pour 600 marks, un mois en Méditerranée.. Comment résister à cet attrait ? La bourgeoisie allemande prenait le goût du large et s’étonnait de se retrouver le pied marin.

Mais il y avait un pays qui ne pouvait voir sans inquiétude l’avènement d’un si prodigieux rival. Hambourg en face de Londres, c’était Carthage en face de Rome. L’une des deux était de trop dans le monde. L’Angleterre s’en aperçut aux environs de 1900. Occupée par la guerre du Transvaal, elle découvrit soudain, après ce terrible effort, la menace qui venait