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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/608

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exprime à l’argent ressemble, à s’y méprendre, à celui d’un gentilhomme du dix-huitième siècle, inépuisablement rente. L’argent, cela compte peut-être ; mais est-ce que cela se compte ? Cela se gaspille plaisamment, aux jours d’abondance ; et cela peut procurer quelques embarras, en des périodes de disette. Mais fi des embarras ! Plaie d’argent n’est jamais mortelle. La sagesse des nations l’affirme ; et le sourire de M. de Chateaubriand le confirme. « Je suis, écrit-il, un vrai panier percé. » S’il parle de ses « vieilles dettes, » il ajoute : « vieilles, car j’en ai qui ont de la barbe, tellement elles sont âgées. » Use fait gentiment gloire de sa prodigalité ; il rapporte à ce sujet un bout de dialogue tout à fait caractéristique, entre lui et le roi Charles X exilé. Comme il accomplissait, à Prague, cette « dernière ambassade » qui intrigua si fort les contemporains, il s’entendit offrir par le vieux prince un « supplément » pour ses frais, et une pension. Il refusa :

« Je suis gueux comme un rat, dit-il... Quand je passe par une ville, je m’informe d’abord s’il y a un hôpital ; s’il y en a un, je dors sur les deux oreilles : le vivre et le couvert, en faut-il davantage ?

— Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

— Sire, vous y perdriez votre temps ; vous me donneriez quatre millions ce matin, que je n’aurais pas un patard ce soir ! » [1].

Forfanterie ? Mais plusieurs actes de désintéressement dont il omit de se vanter prouvent que son esprit fut toujours dans une indépendance, presque dans une indifférence entière à l’égard de l’argent, quand cet argent ne lui était pas immédiatement nécessaire. En un instant, il s’engageait pour des années ; en un instant, il se dépouillait de ce que des années lui avaient apporté... Lui-même le conte en badinant.

On n’en saurait donc douter : il nous a voulu persuader que l’argent ne lui était pas grand chose : il s’est peint, dans la détresse comme dans le luxe, plein à la fois de superbe et de magnificence ; mieux que stoïcien : gentilhomme. Il s’est servi, quand et comme il l’a pu, du « vil instrument ; » il ne s’y est laissé jamais asservir. Voilà certes, une admirable attitude. Et combien simple en même temps !

  1. Mémoires d’Outre-Tombe, tome VI, p. 89 (édit. Biré.)