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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/609

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Cette simplicité, précisément, incline l’esprit à la défiance. Rien, d’ordinaire, n’est aussi simple de ce qui concerne Chateaubriand. La seule lecture des Mémoires laisse entrevoir que ses intérêts matériels ont procuré au grand homme plus de soucis ou d’inquiétudes qu’il ne consentit à l’avouer.

Par endroits, une plainte émouvante lui échappe, ou un cri de rage ; il avoue, malgré soi, les chagrins qui le pressent dans les moments où il écrit. « Je suis harcelé, gémit-il, par une nuée de créanciers... » Et en 1831, dénué non seulement de toute charge, mais de toute possibilité d’ambition, et même de toute espérance, ramené par la rigueur du sort, lui l’écrivain le plus célèbre de l’Europe, au dénuement laborieux de sa jeunesse, c’est dans un véritable poème lyrique qu’il invective contre l’argent, en une longue page à laquelle il ne semble point que les critiques aient encore accordé l’attention qu’elle mérite :


« Oh ! argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer, quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela ; qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste ; la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté : eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu’elles restent là en face l’une de l’autre à se bouder, à se maugréer, à s’aigrir l’humeur, à s’avaler la langue d’ennui, a se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l’une contre l’autre et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser, elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite ; on ne peut aller chercher un autre soleil et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes [1]. »

  1. Mémoires d’O. T., tome V, p. 443 et 444.