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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/80

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Russie me détestait. Aujourd’hui, je suis éclairée. Je sais que c’est la société de Pétrograd seule qui me hait, cette société corrompue, impie, qui ne songe qu’à danser et à souper, qui ne s’occupe que de ses plaisirs et de ses adultères, pendant que, de tout côté, le sang coule à flots... le sang !... le sang !...

Elle était comme suffoquée de colère en articulant ces mots : elle dut s’arrêter un instant. Puis elle reprit :

— Maintenant, au contraire, j’ai la grande douceur de savoir que la Russie entière, la vraie Russie, la Russie des humbles et des paysans, est avec moi. Si je vous montrais les télégrammes et les lettres que je reçois, chaque jour, de tous les points de l’Empire, vous seriez fixée. Je ne vous en remercie pas moins de m’avoir parlé franchement.

Ce que la pauvre tsarine ignore, c’est que Sturmer a eu l’idée géniale, reprise et amplifiée par Protopopow, de lui faire expédier quotidiennement par l’Okhrana des vingtaines de lettres et de télégrammes dans le style que voici :

Oh ! notre souveraine bien-aimée, mère et tutrice de notre césaréwitch adoré... Gardienne de nos traditions... Oh ! notre grande et pieuse tsarine... Protégez-nous contre les méchants... Gardez-nous de nos ennemis... Sauvez la Russie !...

Ces derniers jours, sa sœur, la grande-duchesse Serge, l’abbesse du couvent de Marthe-et-Marie, est venue exprès de Moscou pour lui révéler l’exaspération croissante de la société moscovite et tout ce qui se trame à l’ombre du Kremlin.

Elle a trouvé auprès de l’Empereur et de l’Impératrice un accueil glacial ; elle en a été si stupéfaite qu’elle a demandé :

— Alors, j’aurais mieux fait de ne pas venir ?

— Oui, a répondu sèchement l’Impératrice.

— Alors, je ferais mieux de m’en aller ?

— Oui, par le premier train, a répliqué durement l’Empereur.


Trépow, ayant réitéré ses instances de démission, a été admis hier « à la retraite. »

Son successeur est le prince Nicolas-Dimitriéwitch Golitzine, qui appartient à l’extrême-droite du Conseil de l’Empire. Jusqu’ici, sa carrière a été exclusivement administrative... et obscure. On le dit sérieux et honnête, mais faible et indolent.