A une heure et dix minutes, la Grande-Duchesse, qui d’habitude est si exacte, entre enfin avec son troisième fils, le grand-duc André. Elle est pâle, amaigrie.
— Je suis en retard, me dit-elle. Mais ce n’est pas ma faute. Vous savez, vous devinez par quelles émotions je passe... Nous causerons tranquillement après le déjeuner. En attendant, parlez-moi de la guerre. Qu’en pensez-vous ?
Je lui réponds que, malgré les obscurités et les difficultés de l’heure présente, je garde une foi inébranlable en notre victoire finale.
— Ah ! Que vous me faites du bien en me parlant ainsi !
On annonce le déjeuner. A table, nous sommes six : la Grande-Duchesse, moi, le grand-duc André, Mlle Olive, Chambrun et le général Knorring.
La conversation est d’abord assez lourde. Puis, peu à peu, à mots couverts, nous effleurons le sujet qui nous obsède tous, la crise intérieure, le grand orage, le cyclone qui se forme à l’horizon.
Au sortir de table, la Grande-Duchesse m’offre un fauteuil près du sien et me dit :
— Maintenant, causons.
Mais un domestique s’avance et annonce que le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch vient d’arriver, qu’on l’a introduit dans le salon voisin, La Grande-Duchesse s’excuse auprès de moi, me confie au grand-duc André et passe dans l’autre pièce.
A travers la porte qu’on ouvre, je reconnais le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch : il a le visage coloré, les yeux ardents et graves, la taille redressée, cambrée dans une attitude de combat. Cinq minutes après, la Grande-Duchesse appelle son fils.
Nous restons seuls. Mlle Olive, le général Knorring, Chambrun et moi.
— Nous voici en plein drame, nous dit Mlle Olive. Avez-vous remarqué comme la Grande-Duchesse avait l’air bouleversé ? De quoi le grand-duc Nicolas est-il venu lui parler ?
A deux heures moins dix, la Grande-Duchesse rentre, la respiration un peu haletante. Faisant effort pour paraître calme, elle me presse de questions sur ma dernière audience de l’Empereur.
— Alors, me demande-t-elle, vous n’avez pas pu lui parler de la situation intérieure ?