Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/832

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Empire, a déjà changé d’aspect. Dans le vestibule, où se prélassaient naguère les laquais à la somptueuse livrée de la Cour, des soldats débraillés, crasseux, insolents, se vautrent sur les banquettes en fumant. Depuis la Révolution, les grands escaliers de marbre ne sont plus balayés. Çà et là, une vitre brisée, une éraflure de balle sur un panneau témoignent que la lutte fut chaude sur la place Saint-Isaac.

Personne n’est là pour nous recevoir, malgré la solennité de l’acte que nous allons accomplir.

Je me rappelle ici même une cérémonie a en la présence auguste de Sa Majesté l’Empereur. » Quelle ordonnance ! Quelle pompe ! Quelle hiérarchie ! Si le grand-maître des cérémonies, baron Korff, ou ses acolytes, Tolstoï, Évreïnow, Kourakine, nous voyaient présentement, ils s’en évanouiraient de honte.

Arrive Milioukow ; il nous introduit dans un salon, puis dans un autre, puis dans un troisième, ne sachant où s’arrêter, cherchant à tâtons sur les murs le bouton électrique pour éclairer la pièce.

— Ici, nous dit-il enfin, …ici, je crois que nous serons bien.

Et il va quérir ses collègues, qui viennent aussitôt. Ils sont tous en veston de travail, leur portefeuille sous le bras.

Parlant après Buchanan et Carlotti, qui sont plus anciens que moi, je prononce la phrase sacramentelle :

— J’ai l’honneur de vous déclarer, messieurs, que le Gouvernement de la République française reconnaît en vous le Gouvernement provisoire de la Russie.

Puis, à l’exemple de mes collègues anglais et italien, je salue en quelques phrases chaleureuses les nouveaux ministres ; j’insiste sur la nécessité de poursuivre la guerre à outrance.

Milioukow nous répond par les affirmations les plus rassurantes.

Son allocution est assez développée pour me laisser le temps de dévisager ces maîtres improvisés de la Russie, sur qui pèse une si terrible responsabilité ! La même impression de patriotisme, d’intelligence, d’honnêteté, se dégage de tous. Mais comme ils ont l’air épuisé de fatigue et de soucis ! La tâche qu’ils ont assumée les dépasse manifestement. Puissent-ils n’en pas être écrasés trop tôt ! Un seul d’entre eux a l’apparence d’un homme d’action : le ministre de la Justice, Kérensky. Trente-cinq ans, svelte, de taille moyenne, la face rasée, les