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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/833

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cheveux en brosse, le teint cendré, les paupières mi-closes, mais d’où jaillit un regard aigu et fiévreux, il me frappe d’autant plus qu’il se tient à l’écart, en arrière de tous ses collègues : il est évidemment la figure la plus originale du Gouvernement provisoire et semble devoir en être bientôt le ressort principal.


Une des circonstances les plus caractéristiques de la révolution, qui vient de renverser le tsarisme, est le vide instantané, absolu, qui s’est fait autour des souverains en péril.

Dès les premiers chocs avec l’émeute populaire, tous les régiments de la Garde, compris les superbes cosaques de l’Escorte, ont trahi leur serment de fidélité. Aucun des Grands-Ducs non plus ne s’est levé pour défendre la personne sacrée des monarques : l’un d’eux n’a même pas attendu l’abdication de l’Empereur pour mettre sa troupe au service du pouvoir insurrectionnel. Enfin, sauf quelques exceptions d’autant plus méritoires, ç’a été un délaissement général parmi les gens de cour, parmi tous ces pridvorny, tous ces hauts officiers et dignitaires qui, dans la pompe éblouissante des cérémonies et des cortèges, apparaissaient comme les gardiens naturels du trône et les défenseurs attitrés de la majesté impériale. Pourtant beaucoup d’entre eux avaient non seulement le devoir moral, mais le devoir militaire, le strict devoir de se rallier immédiatement autour des souverains menacés, de se dévouer à leur salut, de s’attacher pour le moins à leur grande infortune.

J’en fais l’observation ce soir encore, à un dîner intime chez Mme R… Par leur naissance ou leur fonction, tous les convives, une douzaine environ, occupaient un rang élevé dans le régime disparu.

A table, dès le premier plat, le murmure des dialogues s’éteint. Une conversation générale s’engage sur Nicolas II. Malgré sa misère actuelle, malgré les perspectives terrifiantes de son avenir prochain, on juge tous les actes de son règne avec une extrême sévérité ; on l’accable sous le poids des griefs anciens et récents. Comme j’exprime néanmoins le regret de l’avoir vu si prestement abandonné par sa famille, sa Garde et sa cour, Mme R... éclate :

— Mais c’est lui qui nous a abandonnés ; c’est lui qui nous a trahis ; c’est lui qui a failli à tous ses devoirs ; c’est lui qui