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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/938

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d’être toujours un placage. Il ne tient pas au fond des choses ; le sujet s’en passerait bien.

Ce sujet tient en peu de mots. C’est l’histoire fort simple d’un amour de jeunesse. Invitus, invitam, malgré lui, malgré elle, — comme dans Bérénice, il n’y a point d’autre matière et, une fois de plus, le vieux conte éternel suffit à nous toucher. « Lui, » on l’a vu, c’est Luz Holtmann, le fils de l’auberge du Dragon, un garçon d’une vingtaine d’années, dont l’auteur a fait le type du jeune premier allemand, loyal, fort, tendre et un peu niais, le Siegfried de Wagner. Quand j’aurai dit qu’il se croit poète et qu’il a fait, comme tous les collégiens d’Allemagne, un poème épique sur Arminius, on saura l’essentiel sur ce blanc-bec insignifiant. Il perd ses moyens devant sa belle, il devient élégiaque, werthérien et tourne à la métaphysique. Il n’y a rien à faire de ce grand dadais.

« Elle » est bien plus intéressante, cette belle, énigmatique Anna, qui passe silencieusement à travers le poème, avec son air de princesse esclave et ses lourdes nattes qui font un diadème d’or à son visage plein de fierté et de mélancolie. Dès le début, il flotte autour d’elle on ne sait quoi d’étrange, une sorte d’accablement et de mystère obscur. Elle vaque, nonchalante, aux soins de la basse-cour, pressant sur sa hanche sa corbeille, allant, venant au milieu des canards et des poules, distraite, « comme si elle était seule de son espèce sur la terre, née pour obéir seulement aux ordres de sa volonté. » Et cependant, elle semble la victime d’un charme. Il y a en elle de l’inexpliqué. C’est une demoiselle, la fille d’un Rechnungsrat, et elle n’est pas faite pour être une fille de ferme. Elle vit chez les Schwarzkopp dans une situation indécise qui, sans être libre, n’est pas cependant celle d’une servante. On devine autour d’elle une atmosphère d’infortune. Et en effet, nous apprenons sa simple et triste histoire : la mère morte, la petite orpheline, à treize ans, obligée de tenir toute seule le ménage. « C’est dur, avec six frères et sœurs, dont le dernier est un marmot... Car maman est morte en couches. Le linge de papa a toujours été blanchi à la maison. Je ne me plains pas... Mais faire du feu en hiver, par exemple ! Je ne me plains pas, mais il y a des choses qui vous marquent pour la vie. » La jeune fille a fait de bonne heure l’apprentissage de l’existence, elle a pris l’habitude d’être une sacrifiée.