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toute rencontre avec ces individus : j’avais la nausée en songeant que ces misérables, le rebut du genre humain, étaient actuellement maîtres de la Russie. C’étaient en grande majorité d’anciens voleurs, assassins, criminels de droit commun, ou bien de ces « camarades » qui se cachaient dans les sous-sols, du temps du Tsar. Une « Commission d’inspection ouvrière » vint un jour faire une inspection à la prison. Trois adolescents de dix-sept à dix-huit ans entraient dans la cour où nous étions en train de faire notre promenade habituelle. Ce fut alors un beau spectacle : toutes ces demoiselles de s’élancer à leur rencontre en poussant des exclamations joyeuses : « Vanka ! Sashka ! Petka ! [1] Comment allez-vous ? Que faites-vous de bon ? Et où se trouvent Borka et Kolka ? [2] Elles avaient reconnu dans ces voyous leurs souteneurs d’antan, de jeunes voleurs, actuellement au service du Gouvernement des Soviets.

Des concerts et des spectacles étaient souvent organisés à la prison, les bolchévistes se piquant d’aimer les arts, et s’efforçant de prouver qu’en Russie soviétique, l’art ne serait plus, comme par le passé, le privilège des classes aisées, mais celui de tout le peuple, et que le prolétariat créerait un nouvel art à lui qui ferait pâlir tout ce qui existait auparavant en fait d’art ! Une maîtresse de musique venait deux fois par semaine à la prison. Des chœurs de chants populaires avaient été organisés pour ces concerts : j’accompagnais au piano. Cela présentait de grands avantages pour moi. En récompense des efforts que j’étais censée faire « pour encourager l’amour de l’art parmi les prolétaires, » j’avais la permission de m’exercer au piano tous les jours, ce qui était une grande distraction et un grand délassement pour moi.

Le piano se trouvait dans la bibliothèque, où les autres prisonniers n’avaient pas le droit d’entrer. Je fus en outre chargée de ranger la bibliothèque, en compagnie d’une jeune fille très intelligente, F. Shaposhnikoff. Nous faisions le catalogue ; nous le faisions lentement, et personne ne venait nous déranger. Je jouissais de cette solitude, car l’un des côtés les plus pénibles de la vie en prison était, pour moi, de ne jamais être seule, ni le jour, ni la nuit. On imagine ce que pouvait être pour moi la cohabitation constante avec ces créatures ! Leurs

  1. Diminutifs de Yvan, Alexandre, Pierre.
  2. Diminutifs de Boris et de Nicolas.