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obligés de passer la nuit dans une fabrique d’allumettes d’un petit village.

Cependant mon « mari » n’était guère satisfait de moi.

— Vous ne vous tenez pas comme il faut, me disait-il ; vous saluez, vous remerciez. Tout cela vous jouera un mauvais tour. Je me mis à rire, promettant de surveiller mes manières. Nous nous remîmes en route le lendemain à l’aube. Notre malheureux camion s’arrêtait à tout moment : c’était tantôt la chaîne qui se rompait, tantôt un accroc quelconque qui empêchait sa marche. Un de ces accidents se produisit comme nous approchions le bourg de « Korostychevo. » Nous fûmes obligés de faire halte sur la chaussée, juste en face de la propriété appartenant à un de nos amis, le prince Gortchakof. Je l’avais souvent visitée autrefois : la maison était très jolie, située sur les bords de la rivière Tétérev, avec un magnifique jardin et des parterres de fleurs, jadis admirablement bien tenus. A présent, je ne voyais devant moi que des ruines : la maison, bâtie dans le style russe « Empire, » avait été brûlée jusqu’aux fondements, et une seule colonne blanche s’élevait, mélancolique, au milieu d’un amas de pierres et de décombres ; les branches des arbres et des arbustes étaient cassées, les sentiers couverts de ronces, et l’on entendait au loin tout au fond du vieux jardin, le chant d’un rossignol qui semblait sangloter, et pleurer, lui aussi, l’irrévocable passé !

Enfin, nous arrivâmes à Jitomir. Il n’existe pas d’hôtels en Russie soviétique : on les tient pour une fantaisie de « bourjouïs » et d’« aristocrates. » Nous nous rendîmes tout droit chez un collègue de Vladimir Ivanovitch, qui était initié au secret de cette fuite et devait nous aider à continuer notre route. Mon fils et Vladimir Ivanovitch descendirent chez lui, tandis qu’une chambre était louée pour moi dans une famille polonaise habitant non loin de là. Mon fils, qui avait déjà été nommé employé au « Glavsakhar, » reçut immédiatement un poste à Jitomir, et se mit à travailler avec zèle, afin de détourner de lui l’attention de ses chefs. Je pouvais être tranquille sur son compte.

J’attendais avec une impatience fiévreuse le moment de ma propre évasion ; mais je dus patienter quelque temps à Jitomir. Vladimir Ivanovitch avait des affaires à Kiev, et devait s’absenter pour quelques jours ; il attendait, en outre, une occasion vraiment sûre de m’amener à la frontière. Il était dangereux de