dont la justesse doit suffire à ébranler notre cœur, à atteindre notre esprit, et à nous porter à cet état intermédiaire entre la méditation et le sentiment qu’on pourrait appeler de la pensée-rêve. Ceux qui s’y adonnaient, tous lettrés et érudits, étaient, en même temps, pour la plupart, de grands dignitaires. Ils remplissaient d’importantes charges, sans s’y absorber, et comme l’a dit Saint-Evremond, en parlant de certains Romains, ils ne renonçaient pas à l’homme en faveur du magistrat. Dans l’exacte et rigoureuse distribution des rôles qui caractérise le monde moderne, nous pouvons à peine nous faire l’idée de cette indépendance plénière. Que l’emploi soit grand ou petit, il n’y aura bientôt plus chez nous que des employés. Le savant est trop enfoui dans ses propres études pour se garder le temps de remonter à des points de vue généraux. Le fonctionnaire appartient à sa fonction. Le poète n’est plus qu’un homme de lettres. Le résultat de ces divisions, c’est que, l’homme même disparaissant, il ne reste plus autour de nous que des morceaux d’hommes. Ces grands Chinois, au contraire, administraient, gouvernaient, servaient près du trône. Mais, dans la faveur, ils n’étaient pas les dupes de leurs dignités, et, dans la disgrâce ou la retraite, ils se retrouvaient ; ils étaient poètes, alors, moins par la possession d’un don spécial que par l’élévation de leur âme et l’achèvement d’eux-mêmes. Leurs poèmes se réfèrent presque toujours à d’autres plus anciens, sous le couvert desquels ils s’introduisent, et ils comportent toute une part d’allusions savantes et de jeux métriques perdus pour nous. Pourtant ils nous touchent encore ; loin de la surabondance enivrante de la poésie hindoue, loin du lyrisme exquis de la Perse, ils sont concis comme des odes d’Horace, mais moins alertes, courts, parfois, comme des épigrammes de l’Anthologie, mais moins riants : ce sont des réflexions discrètes comme des soupirs, et tous les sentiments y ont ce quelque chose d’atténué, et presque d’exténué, que trop de conscience leur donne dans l’âme des sages. Mais quelle que soit la vie où ils ont été engagés, ceux qui les ont composés n’ont pas rompu avec l’univers et, qu’ils sortent des intrigues de la Cour, ou des recherches de la pensée, ou des cachots de la maladie, ils savent encore admirer l’automne.
L’homme moderne serait saisi de désespoir s’il se rendait vraiment compte de sa séparation d’avec la nature. Il n’y eut jamais de prisonnier si reclus ni si bien gardé que celui de