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l’usine et du bureau. Les beaux jours n’arrivent plus jusqu’à lui, ils perdent leurs largesses et leur inutile évidence. La lune touche en vain, de son sceptre fait d’un rayon gelé, le front insensible du passant nocturne. L’homme moderne n’est pas seulement devenu plus triste, il est devenu plus brutal : qu’on pense à la délicatesse, à l’atténuation exquise des sentiments par lesquels les Japonais se rattachaient aux saisons, et qu’on regarde comment se comportent les hordes que nos villes lâchent dans la campagne, par un dimanche de mai : elles ne savent pas cueillir sans blesser et ne laissent derrière elles, le soir, quand elles reviennent, qu’un printemps meurtri et saccagé. Chasseurs ou pêcheurs, ceux qui, chez nous, fréquentent encore la nature, ne se sont approchés d’elle que par les voies de la cruauté. La plupart des écrivains la drapent d’adjectifs quelconques. Naguère encore, on trouvait chez nous de vieux professeurs qui ressemblaient un peu aux lettrés chinois : comme ils aimaient les vers latins et qu’ils en faisaient, le culte des lettres les rattachait à la nature, et, grâce à la médiation de Virgile, ils touchaient encore aux saules, aux ruches et aux fontaines. Mais ces vieux caractères disparaissent et les captifs des livres sont de tous, chez nous, les plus étroitement enfermés : les yeux qui lisent ne savent plus regarder. Privés de loisir, pris dans la médiocrité d’une vie à peine bourgeoise, les hommes d’étude sont écartés de toute volupté, fût-ce la plus innocente, et les fleurs du printemps sont aussi loin d’eux que la bouche des courtisanes.

En Chine, au contraire, le moindre lettré entretient sur son pupitre une petite plante qui lui est comme un signal de l’Univers. Les sages, ici, n’ont pas eu à sortir d’eux-mêmes pour se répandre parmi les choses : en Europe, l’homme se sépare ; en Asie, il se confond ; bouddhistes ou taoïstes, ces poètes se sentaient vraiment tissus dans l’immense apparence et tout ce qu’ils voyaient les continuait. Qu’on pense au charme particulier, à la saveur rare qu’auraient, chez nous, les poèmes d’un savant, d’un ambassadeur ou d’un vieux ministre, si ceux-ci avaient gardé assez de naïveté pour s’intéresser aux jeux d’une hirondelle autour d’un toit, assez d’art pour savoir traduire leur sentiment, et assez de douceur pour laisser sourire leur sagesse. La plupart des hommes sont encombrés de ce qu’ils ont vécu, au lieu d’en être enrichis, mais ce serait une grande chose d’être