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Ces phénomènes de réviviscence et de dédoublement, ces réapparitions ou ces naufrages de pans de la conscience, sont des observations classiques dans certains états anormaux et dans certains accidents morbides, étudiés en pathologie. Ils n’étaient même pas tout à fait inconnus en littérature : Edgar Poë, Stevenson en avaient tiré des effets de terreur ou de mystère, une espèce de merveilleux extrêmement pathétique. Ce qui est propre à M. Pirandello, c’est que l’accident est pour lui la règle, et que l’exceptionnel est à ses yeux quasi normal. Ce qu’on appelle l’individu se résout en une collection de personnes différentes, qui n’ont guère de commun entre elles que l’apparence, et dont nous ne connaissons ordinairement qu’un seul aspect. Le fond habituel de ses idées, c’est une théorie de la multiplicité du « moi : » la vieille identité du sujet, le je des psychologues et des grammairiens, lui apparaît comme une quantité innombrable et divisible à l’infini, comme un total où coexistent on ne sait combien de personnages dissemblables. Le titre du prochain roman qu’on annonce de lui, Quelqu’un, personne, cent mille hommes, indique bien cette singulière conception des choses, et cette notion étrange de la diversité, de l’ondoiement insaisissable et ininterrompu de la personne.


Tu t’imagines, mon cher ami, que tu viens d’éprouver une désillusion atroce, parce que tu as découvert une Mademoiselle Anita tout à fait différente de celle que tu croyais connaître, de ce qu’elle était pour toi. Tu as reconnu que tu t’es trompé et qu’elle était une autre.

Sans doute, Mademoiselle Anita est certainement une autre. Mais ce n’est pas tout : elle est une autre, et une autre, et encore une autre, tout autant qu’il y a de gens qu’elle connaît et qui la connaissent. Tu voudras bien admettre qu’elle n’est pas pour moi la même qu’elle est pour toi, pour sa mère, pour le commandeur et ainsi de suite.

Sois juste : ce n’est pas pour rien que tu ne me parlais pas du petit nez en l’air de Mademoiselle Anita.

Ce petit nez-là, vois-tu, ne t’appartenait pas. Il ne fait pas partie de ton Anita, à toi. Ce qui était à toi, en elle, c’étaient ses grands yeux ténébreux, son cœur passionné, son intelligence si fine. Mais ce bout de nez hardi, aux ailes un peu charnues, non, mon vieux, jamais de la vie !

C’est ce nez qui a fait des siennes... Qui sait, à l’heure qu’il est, ce qu’il en coûte de larmes aux beaux yeux ténébreux, de sang au cœur passionné, de révoltes à la fine intelligence : combien souffre, en un mot, cette Anita qui est la tienne !