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J’aimerais à montrer les effets singuliers, le genre de surprises dramatiques que l’auteur a tirées de la coexistence en nous de deux ou de plusieurs personnages, par exemple dans le conte admirable intitulé : Ombre et soleil. C’est l’histoire d’un homme acculé au suicide. Il se réveille, fort étonné d’avoir passé une très bonne nuit et d’accomplir, aussitôt levé, une série d’actions machinales, comme s’il se survivait à lui-même, et que l’automatisme continuât d’animer son cadavre. C’est qu’en réalité, il ne croit pas encore à la possibilité de mourir. Il descend à la plage où il a décidé de se noyer ; il rencontre un ami qui l’emmène déjeuner. Il finit par oublier tout à fait son projet. Il s’est fait grâce ; il ressemble à un condamné en sursis, qui jouit, comme en vacances, d’un supplément inespéré de vie. Mais, le soir, en rentrant chez lui, il se retrouve brusquement en face des raisons qui lui imposent de mourir et il avale du poison qu’il avait oublié dans la poche de son gilet. Les alternatives du récit, les parties d’ombre et de lumière, le cheminement sourd des idées, le sentiment de ce qui se passe dans la conscience obscure, tandis que cent choses extérieures distraient la conscience claire, ce moyen de mort déjà choisi, tandis que l’intelligence se croit encore libre d’en préférer un autre, le travail superficiel et le travail profond, fonctionnant l’un et l’autre d’une façon presque indépendante, en même temps qu’un troisième mécanisme, celui des habitudes, continue d’agir pour son compte, enfin, la sentence fatale se prononçant tout à coup, sortie des profondeurs d’une région inconnue et se réalisant d’elle-même par une force mystérieuse, presque à l’insu de la victime : tout cela fait de cette nouvelle un surprenant chef-d’œuvre.

On prend là sur le vif le principe de l’humour de M. Pirandello : c’est une conception particulière de la réalité psychologique, essentiellement fluide, ondoyante, mouvante, et le contraste de cette chose impalpable, avec les fantômes grossiers que nous avons le tort d’appeler la réalité. Cette distinction de deux réalités, l’une populaire, triviale, et toute illusion, l’autre subtile, intime, variable, et pourtant seule réelle, se retrouve partout dans son œuvre et en forme l’armature et comme le ressort. Il lui est arrivé d’exprimer ces idées avec une énergie singulière :


La vie, c’est le vent, c’est le flot, c’est la flamme, ce n’est pas cette croûte de terre qui durcit et se fixe en formes solides.