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d’eux, le prince Wiazemsky, écrivait à un ami, avec une prescience étonnante : « Tout ce qu’on est en train de faire dans la question d’Orient est pour moi un cauchemar. Devons-nous souffrir dans notre corps et sacrifier notre sang, ainsi peut-être que notre prospérité future, afin que les Serbes et les Bulgares soient florissants ? Les Serbes pour les Serbes ! Les Bulgares pour les Bulgares ! Les Russes pour les Russes ! C’est, de notre part, une folie de nous considérer comme plus slaves que russes. La religion n’a rien à faire en tout cela. Une guerre religieuse est la pire des guerres. C’est une anomalie et un anachronisme. Les Turcs ne sont pas à blâmer parce que Dieu les a créés musulmans, et l’on voudrait qu’ils possédassent les vertus chrétiennes ! C’est absurde. Expulsez-les d’Europe, si vous le pouvez, ou baptisez-les, si vous savez comment vous y prendre. Sinon, laissez-les tranquilles, eux et la question d’Orient ! »

C’étaient là sensiblement les idées personnelles d’Alexandre II. Il les affirmait sans cesse devant ses ministres. Et, chaque jour, il les expliquait à Catherine-Michaïlowna, en ajoutant aux considérations politiques l’aveu de l’insurmontable horreur que lui inspirait la guerre. Mais la volonté de l’autocrate le plus puissant n’est rien, aussitôt qu’entrent en jeu les forces profondes, obscures, instinctives, que le travail des siècles accumule dans l’âme d’un peuple.

Aux premiers jours d’avril 1877, le Tsar était débordé : les dernières chances de paix venaient de s’évanouir. Entre Saint-Pétersbourg et Constantinople, on ne négociait plus que pour la forme ; une armée russe était déjà concentrée en Bessarabie, une autre à la frontière méridionale du Caucase. Maintenant que le sort en était jeté, il fallait aborder vaillamment l’épreuve.

Le 9 avril, Alexandre II, qui passait des revues en province, écrivait à la princesse Dolgorouky :

D’après la lettre de mon frère [1], je vois avec plaisir que toutes les mesures sont prises pour que la troupe puisse se mettre en mouvement, dès que l’ordre en sera donné. Que Dieu nous vienne en aide et bénisse nos armes ! Je sais que personne ne comprend mieux que toi ce qui se passe en moi, dans l’attente du commencement de la guerre que j’avais tant désiré pouvoir éviter.

  1. Le grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch, désigné comme généralissime éventuel.