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lui glissa prestement la corde autour du cou et le précipita dans l’espace.

On ne pouvait inaugurer une dictature avec plus d’énergie. Les conservateurs s’en réjouissaient comme d’un retour éclatant aux traditions de la manière forte. Les libéraux ne s’en félicitaient pas moins, sachant bien que la politique des réformes n’avait chance de s’accomplir que sous la protection d’une autorité impitoyable aux anarchistes.

Ce concours unanime de la faveur et de la confiance publiques, venant s’ajouter aux pouvoirs arbitraires dont il était investi, ouvrait devant Loris-Mélikow un champ d’action illimité. Mais, pratiquement, que pouvait-il faire ?


Depuis l’avènement d’Alexandre II, il y avait toujours eu, dans la société russe, un parti libéral, ou, du moins, un groupe nombreux d’hommes éclairés, indépendants, épris des idées occidentales, désireux de faire évoluer l’autocratisme vers les principes modernes du droit public. Ces hommes, qui s’appelaient Milioutine, Tcherkassow, Samarine, avaient trouvé leur chef aux abords mêmes du trône, en la personne d’un frère du Tsar, le grand-duc Constantin.

D’un caractère énergique et entreprenant, d’une intelligence vive, d’une instruction solide et variée, Constantin-Nicolaïéwitch s’était passionné pour les grandes réformes administratives et sociales qui remplirent si glorieusement les premières années du règne. Son idéal était d’assurer ainsi à sa patrie le moyen de se gouverner elle-même, avec ses ressources nationales, sans être obligée de toujours recourir à ces Allemands, plus ou moins déguisés, qui obstruaient les hauts emplois de la cour, de l’armée, de la bureaucratie, et qui barraient la route à l’avancement des Russes en leur propre pays.

Un étrange paradoxe voulut que, dans cette œuvre d’affranchissement national, il eût pour principal auxiliaire une Allemande, une femme éminente par les dons du cœur et de l’esprit, la grande-duchesse Hélène-Pavlowna, née princesse de Wurtemberg et qui avait épousé en 1824 le grand-duc Michel, frère de Nicolas Ier. C’est autour d’elle, c’est dans son salon que se réunissaient habituellement les champions du programme libéral : elle les stimulait de son ardeur ; elle les dirigeait de ses