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UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

I


Ah ! sans amour s’en aller sur la mer…


Cette plainte de Théophile Gautier, que je lisais sur les bancs du collège et qui m’est toujours restée au fond de la mémoire, me revient à l’esprit d’une manière obsédante, aujourd’hui qu’au large de Marseille je navigue vers Alexandrie et Beyrouth, A deux reprises déjà, je suis parti d’ici prendre une idée de la Grèce, puis de l’Egypte, et maintenant je vais parcourir la Syrie, la Cilicie, l’Anatolie, avec quel enthousiasme exalté ! Ah ! ce n’est pas sans amour que je traverse la Méditerranée, dans ce printemps de 1914. Je l’ai toujours désirée avec une si folle ardeur, cette terre d’Asie ! Je me tournais vers elle à toutes mes heures de sécheresse. Elle m’apparaissait dans une brume de chaleur, toute bruissante de rêves et de forces non organisées, qui me pouvaient à la fois revivifier et submerger. Aujourd’hui, au lendemain d’une campagne électorale, pour me récompenser, je vais franchir la zone des pays clairs et pénétrer dans le mystérieux cercle. Je me donnerai une brillante vision, j’éveillerai en moi des chants nouveaux, et m’accorderai avec des faits émouvants que je pressens et que j’ignore. J’ai besoin d’entendre une musique plus profonde et plus mystérieuse, et de rejoindre mes rêves que j’ai posés de l’autre côté de la mer, à l’entrée du désert d’Asie. Il s’agit qu’un jour, après tant de contrainte, je me fasse plaisir à moi-même, et qu’oubliant des obligations de tous genres je me laisse aller à ma pensée naturelle. Il est

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.