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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/75

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et parsemée de menhirs, encore la mer, l’anse de Dinant, la mer couleur d’étain, vaguement, miroitante, à peu près confondue avec le ciel vaporeux.

Adossé à un bloc de rocher, tout ce que je vois, mer grise et mer bleue, azur du ciel, rivages antiques, tout est sans date, immuable depuis toujours ; tout donne la même impression d’infini, d’éternité, de « hors des temps. »

Est-ce la barque d’Iseut qui vient là-bas ?


La préhistoire a maintenant ses rêveurs, ses innocents monomanes, non seulement parmi les savants, mais parmi les humbles, médecins ou notaires de campagne, petits retraités, qui fouillent le sol, collectionnent les débris, et correspondent avec quelque société régionale d’archéologie. Ils ont le cerveau hanté de visions à la Cormon. Après leur partie de bézigue, ils s’en reviennent rêvant d’ichtyosaures et de mastodontes ; en arrosant leurs pétunias, ils habitent en esprit une cité lacustre ; en endossant leur robe de chambre, ils se voient revêtus de la dépouille d’un auroch et armés d’une hache de silex.


L’Antiquité chez Leconte de Lisle a le tort de nous apparaître à l’état de neuf. Il y manque le charme de l’effacement et de l’usure, le rêve, la poésie de la ruine et de la tombe. Ses meilleurs poèmes font penser aux peintures de Rochegrosse et à ces vieilles églises d’Angleterre, si soigneusement restaurées, recrépites, revernies, qu’elles ne nous disent rien.


La nature nous apporte des joies sans nombre ; l’homme lui doit beaucoup. Mais lui doit-elle moins ? Un grand souvenir humain qui s’attache à un paysage le transfigure : poétique souvenir à Combourg, à Milly ou aux Charmettes, glorieux souvenir à Versailles ou à la Malmaison, souvenir sublime à Port-Royal des Champs. Homo additus naturæ.

Le plus humble coin de terre, la plus morne plaine peut ainsi devenir la source d’inépuisables rêveries. L’âge ajoute à la beauté physique des choses, et leur prête une beauté morale qu’elles ne pouvaient avoir dans leur nouveauté.