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Il arrive qu’en face d’un paysage, au lieu de le voir tel qu’il est, nous le rêvions tel qu’il fut aux jours de légende ou d’histoire, en Grèce par exemple ou en Palestine, et au pays de Fenimore Cooper comme au pays de Walter Scott.


Prestige des vieilles demeures où a vécu un mort illustre, et des moindres objets qui lui ont appartenu. Au château des Rochers : « Voilà, dit la concierge qui fait visiter la chambre de Mme de Sévigné, la table où elle écrivait ses lettres. » Et les yeux se fixent sur cette table comme si elle y était pour quelque chose.


Une large pierre grise dans un champ, au bord de la route. Vous passez sans tourner la tête. Quelqu’un vous dit : « Dans le pays, on appelle cette pierre le Tombeau du pèlerin ; on raconte qu’un pèlerin revenant de Jérusalem ou de Rome est mort et a été enseveli là. » Vous voilà intéressé ; et jamais vous ne referez le même trajet sans regarder la pierre, sans qu’il vous semble voir, comme à travers la brume des siècles, cette agonie d’un Tannhäuser inconnu au milieu de rustres qui s’apitoient.

Dans la banlieue de C., parmi les champs d’ajoncs et les bois de pins, se cache une maison de campagne qui parait dater du XVIIIe siècle, et qui me touche par son isolement, son silence, son air de mystère et d’abandon. Ses contrevents verts sont fermés, sa porte est close. Je ne sais trop pourquoi elle me fait toujours penser aux romans de l’abbé Prévost et à Jean-Jacques. Quelle existence d’amant en deuil s’y est abritée ? Quel Des Grieux y est venu vieillir et mourir ? Quel adieu s’y est dit ?

Plus d’une fois, aux jours d’automne, alors que le vent soupirait dans les pins, j’ai eu l’impression que ce que je sentais là d’autres jadis l’y avaient senti, et que leur mélancolie se continuait en moi. Certains aspects de la nature, une solitude, un ciel gris, ne disent-ils pas éternellement la même chose au passant ?