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homme du plus honorable caractère. En attendant que j’aille vous présenter mes devoirs (mon Saint Paul, depuis quelque temps, m’absorbe tout entier ; je touche à la fin), croyez, cher et illustre maître, à mes sentiments les plus uniques et les plus dévoués.

E. RENAN.


Sèvres, 19 juin 1868.

Cher maître et ami,

Je ne veux pas vous annoncer par une simple lettre de faire part le malheur .qui m’a frappé. J’ai perdu ma pauvre vieille mère dimanche dernier. C’est une vraie part de moi-même qui s’en va. Ma mère était pour moi comme un miroir où je voyais le passé. Elle était d’un autre âge, d’un autre monde ; sa gaieté, son originalité, sa spirituelle naïveté avaient beaucoup de charme. Elle a gardé jusqu’au dernier moment toute sa conscience, les plus terribles douleurs ne l’ont pas un instant abattue. Plaignez-moi, cher ami. vous savez ce que c’est que de perdre une mère. Vous avez, je crois, la conscience qu’en bien des choses, c’est la vôtre qui vous a douée ; je sais bien aussi que je dois à la mienne une grande partie de ce qui est en moi. Plaignez-moi et croyez-moi

Votre bon ami,

E. RENAN <ref> Sainte-Beuve répondit le 21 juin : « Cher et illustre ami, j’avais appris par le mot de Nefftzer cette perte cruelle, quoique prévue. Madame votre mère avait l’âge de la mienne lorsque je l’ai perdue. Je sais ce que sont ces douleurs, même lorsqu’elles sont le plus selon la nature, et qu’on peut presque les appeler les bonnes douleurs. J’ai eu une fois le plaisir d’être reçu (rue Madame) par madame votre mère, un jour que vous étiez absent ; j’ai pu, ce jour-là, me faire une idée de sa ressemblance morale avec son fils, de sa tendresse et de son culte pour lui. Elle m’a montré l’appartement, les chambres, le cabinet de travail ; elle m’a traité en peu d’instants comme un ami et comme quelqu’un avec lequel elle aimait à causer de vous. Je puis donc garder d’elle, moi aussi, un souvenir très présent et très vivant...