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inflexible pour les réaliser, une santé de fer pour souffrir une si rude succession de plaisirs. Il y faut un apprentissage et une sérieuse éducation : ainsi le docteur Veiga développe à son client ses rigoureuses ordonnances, et lui fait une théorie du désœuvrement scientifique, que l’on pourrait appeler le « Manuel du nouveau riche. »

M. Prohack suit docilement ces prescriptions salutaires. Il s’initie à un monde inconnu et découvre à chaque pas de nouveaux horizons. Il déjeune au Grand Hôtel de Babylone où il tend au garçon un billet de dix livres, qui suffit à peine pour le pourboire d’un lunch de six couverts, et il admire que dans cette ville, où il n’avait vu jusqu’à présent que des hommes affairés, il y ait tant de gens occupés à ne rien faire et à consommer en un repas ce qu’il gagnait naguère en un mois de travail. Il monte dans l’auto magnifique qui stationne à la porte, et il s’étonne de trouver déjà tout naturel d’avoir sur le siège de sa voiture un homme plein de santé, rétribué comme un fonctionnaire, pour attendre que Monsieur ait fini de déjeuner. Il parcourt toutes les boutiques de Bond Street, et il apprend successivement chez le tailleur, chez le chemisier et chez le chapelier que l’habit, la cravate et le chapeau, c’est l’homme, et que ces divers articles sont le seul objet digne des soins d’un gentleman.

Toute cette raillerie est fort plaisante. Elle doit paraître plus piquante encore à nos voisins, à cause d’allusions claires pour eux, et dont une partie nous échappe : ainsi, la collision avec l’auto conduite par une charmante jeune fille, secrétaire d’un ministre qui, pour échapper à l’impôt, déclare ses voitures sous le nom de ses demoiselles de bureau. Parmi les jeunes ministres du cabinet Lloyd George, quel est le héros de cette anecdote ? C’est ce que chacun sait à Londres ; on devine ce que de tels traits ajoutent au succès d’un roman.

Et je ne vais pas méconnaître l’agrément de maint autre épisode, tel que l’histoire du collier de perles, ou celle de l’installation dans l’hôtel de la divette à la mode, ou celle de l’horloge de l’église voisine, horloge ennemie du repos de M. Prohack. Car M. Prohack, depuis sa surprenante fortune, n’a plus qu’un sommeil de millionnaire, c’est-à-dire un mauvais sommeil. D’une oreille merveilleusement habile et délicate, il distingue mille bruits qu’il ne percevait pas et qui l’empêchent de dormir. Parmi ces bruits, celui de l’horloge qui compte les heures nocturnes