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faire un rapprochement de sensations. Mais ici je ne trouvais rien de comparable. Mon être vivant semblait véritablement se terminer à la ceinture. Les membres inférieurs avaient perdu toute sensibilité et ne pouvaient ébaucher le moindre mouvement : je les supposais fracturés. Le soulier gauche était déchiré dans toute sa largeur et le pied paraissait disloqué : bien que la jambe ne fut nullement tournée, il reposait à plat sur le sol comme celui d’un homme couché sur le côté droit. D’autre part, voyant de nombreux accrocs à mes tricots de laine et me sentant ravagé par de profondes cuissons, je me croyais la poitrine et le ventre percés de balles. Quoi ! ces lumineuses, frappant mon pilote dès la première rafale, ne m’auraient pas atteint au cours des trois attaques ! Non, la fièvre du combat m’aura sans doute anesthésié...

Merveilleux diagnostic ! Mes jambes n’étaient pas brisées ; ma poitrine n’était pas percée. Et j’étais loin de soupçonner ce que les docteurs devaient constater plus tard : fracture de la colonne vertébrale et lésion de la moelle épinière me paralysant toute la partie inférieure du corps. Quant aux lumineuses, elles ne m’avaient pas touché. Ces cuissons provenaient seulement des éclaboussures d’essence. Le réservoir, en s’écrasant au sol, m’avait échaudé le buste.

Et maintenant les patrouilleurs toujours rampant s’éloignent là-bas sous la poussière des balles. Je détourne aussitôt la tête pour ne plus voir ceux qui sont venus si près de moi m’apporter en vain la délivrance. Mais quand je ne vois plus rien du côté français, mes yeux se portent de nouveau vers ces trous d’obus et s’y accrochent longtemps, longtemps, avec une fixité farouche. Le bombardement cesse, le champ de bataille s’apaise. L’appareil est criblé de coups, ses toiles déchiquetées pendent en lambeaux... Là-haut à son zénith le soleil resplendit : nous sommes au milieu du jour. Un oiseau argenté bourdonne dans la lumière. Il plane à une si grande altitude que parfois son vol semble suspendu. Autour de lui s’épanouissent brusquement des petites nuées musicales : un avion français dans les shrapnells. Les flocons l’environnent et le pressent de toutes parts ; mais il va toujours droit devant lui, sans hâte, sans frémissement, obstiné, les ailes tendues, à travers la mitraille des panaches blancs. Souvent éclaboussé de rayons, il flamboie, on le croit en feu. Mais non, il poursuit sa course, superbe