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nombre vous aura bientôt comblé de joie. Grande joie des bons écrivains, leur contentement de sentir les mots s’animer sous leur plume !

Seulement, les mots ne s’animent, — et n’ont une âme, — que si vous avez su les éveiller, les susciter. Au paradis terrestre, la jeune Ève nomme toutes choses ; par l’intelligence et l’amitié, elle s’empare de toutes choses et transforme en vérité humaine ce qui serait insignifiant et inerte. C’est la seconde création, pour ainsi dire : Dieu a créé le monde ; à son tour, la jeune Ève en crée l’idée humaine. Ou bien c’est une prise de possession ; les mots nous livrent les objets, pourvu que nous n’ayons pas négligé la vive réalité qui est en eux. De là vient cette joie que je disais, rare aujourd’hui, les bons écrivains étant rares.

M. Thérive la connaît. Et l’on devine qu’il l’éprouve, quand il restitue à tel mot, que la plupart des écrivains débauchent, sa vérité de nature. Soit le mot « controuver : » il veut dire, inventer comme à plaisir. Il veut le dire ; mais la plupart des écrivains lui font dire ou essayent de lui faire dire autre chose et, par exemple, démentir. M. Thérive s’en est aperçu. Alors, il écrit, avec justesse, qu’une doctrine a été « controuvée de toutes pièces par des philosophes, sincères ou non. » Il est content de « controuvée. » Souriez-vous ? Non : le mot, lui aussi, est content de renaître ; et voyez-le qui frétille, en quelque sorte, dans la phrase. Une pareille joie, tous les mots l’éprouvent et la communiquent, dès qu’un bon écrivain les touche.

Les mots, que le bon écrivain fait renaître, la plupart des écrivains les font mourir, comme des oiseaux privés d’air, comme des poissons privés d’eau, comme des êtres qu’on a ôtés de leur milieu vital. Aussitôt, qu’arrivera-t-il ? Ces écrivains, n’ayant plus à leur disposition que des mots ou morts ou à demi morts, exténués, se trouvent bien dépourvus. Ils tâchent de suppléer à la faiblesse des mots par divers stratagèmes.

L’un des stratagèmes consiste à redoubler les mots, à les multiplier : un mot ne suffit pas ? en voici d’autres. Mais, comme il n’y a point, dans un langage bien fait, le français, deux mots chargés du même sens, on ajoute à un mot ses proches, ses voisins, des étrangers, foule confuse : loin d’obtenir son expression, l’idée s’embrouille… Vous ne connaissez pas mon ami Pierre ou Paul ? J’ai bien un portrait de lui, dans mon album. Vais-je le dénicher, parmi tant de portraits ? Tenez, c’est lui… Non, ce n’est pas lui… Cette fois, c’est lui ; mais comme le temps a effacé l’image ! pauvre Pierre ou Paul,