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un fantôme dans la pénombre ! À défaut de lui, regardez son cousin Mathieu, son vieil oncle Joseph, son neveu Robert, toute la famille, sa bonne amie, et ce garçon qui lui ressemble un peu, quoiqu’il n’ait pas son nez aquilin, sa bouche grande et sa petite barbe ?… Voilà comme la plupart des écrivains, à présent, nous désignent soit un objet ou une idée.

Un stratagème encore : pour remplacer les mots, qui semblent mourir de faiblesse, on en fabrique de nouveaux. Vaine besogne, vaine deux fois ! Premièrement, les mots que l’on feint de chercher sans les trouver, — ce serait l’excuse d’en fabriquer d’autres, — ces mots existent. Une langue, la nôtre, qui depuis des siècles a exprimé toute la pensée française, ne vous suffit pas ? Je me méfierais, quant à moi, d’une idée qui n’aurait véritablement pas ses mots dans notre langue : je la soupçonnerais de n’être pas française ; et, plutôt que d’inventer pour elle un jargon, volontiers je renoncerais à elle… Ça ne peut pas se dire en bon français ? Ne le dites pas !… Secondement, les mots qu’on fabrique, n’ayant pas vécu, ne vivent pas. Il faut longtemps, pour qu’un bruit de syllabes s’identifie à un objet, à une idée. En attendant ce long temps, ce n’est rien. Déjà inutiles comme suppléants de ce qui n’est ni défunt ni absent, les« néologismes » ont le second inconvénient de n’être pas encore des mots. Deviendront-ils des mots ? Ce n’est pas sûr ; et ce n’est pas du tout probable, si leur inutilité les condamne. Provisoirement, que sont-ils ? le signe de l’étourderie, chez un écrivain.

M. André Thérive a raison de réprouver les néologismes. Hélas ! il les réprouve et, quelquefois, il les emploie. C’est, je le disais, le malheur des temps. « J’appelle mal parler, dit-il, parler contre la logique, néologiser sans cesse… » Néologiser : il commet la faute qu’il blâme ; sans doute s’amuse-t-il à nous montrer comme la faute n’est point jolie. Mais il écrit : « Bilingues nous sommes donc oralement, bilingues scripturairement… » Il y a « scripturaire, » un adjectif un peu rare et qui fait allusion à l’Écriture sainte ; mais dire que nous sommes « scripturairement bilingues, » pour dire que nous écrivons deux langues, ce n’est pas bien. Il écrit : « Le règne tyrannique de l’expressivité…, des francisations de mots italiens…, cette diglottie qui a sans cesse marqué notre pays, etc. » Et il emploie sans visible chagrin des mots fort laids qu’il emprunte au langage des linguistes ; je crois d’ailleurs que ce n’est pas le seul dommage que lui causent les linguistes, dangereuses personnes. Je ne lui jette pas la pierre : il est bon écrivain ; mais son exemple de bon écrivain