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revue des deux mondes.

— Et lady Esther Stanhope ?

Je presse de questions mes hôtes. Elle me plaît, cette créature excentrique, à la fois prophétesse et femme d’affaires, qui, pour un temps, exerça une souveraineté parmi les tribus errantes, entre Damas et Palmyre, et puis, cette belle heure passée, prétendit au pouvoir spirituel et se targua de je ne sais quel commerce mystique avec le ciel. Elle passait les nuits en communion avec les astres. D’ailleurs demeurée très anglaise, à tenant tête aux maîtres du pays et se moquant de notre Lamartine, dont elle excellait à faire des imitations, aussi bien que de Byron. Mais c’est trop facile d’avoir de l’esprit ! Je ne m’intéresse pas à ses moqueries ; j’aime ce fond d’enthousiasme qui la soutenait, la pauvre Sibylle vieillie… Des notables qui sont entrés, un à un, pendant que je causais avec les deux frères, et qui maintenant remplissent la chambre, m’expliquent que personne à cette heure ne sait plus où elle repose. Selon les uns, sous un oranger ; selon d’autres, au pied d’un mur. Et d’ailleurs, peu leur chaut cette reine imaginaire du Liban : ils n’aiment que la politique.

L’après-midi et tout le soir, c’est dans ma chambre une vraie place publique. Tous les notables de Deïr-el-Kamar et des environs, j’imagine, me font l’honneur de s’assembler autour de mon lit. À tous instants, il en arrive de nouveaux. Ils me prodiguent les politesses de l’Orient. Ceux qui savent le français m’entretiennent de nos dernières élections législatives. Quelle aptitude politique chez ces montagnards isolés ! Grâce au journal la Croix, ils connaissent les plus minces détails de notre vie parlementaire.

— Il y a deux Delpech ? Y a-t-il aussi deux frères Cochin ? Bertrand de Mun, qui se présente, est-il le frère du comte de Mun ?

Entre temps, ils m’expliquent la politique du Liban, leur éternelle revendication du territoire de la Beka, dont la récolte leur est indispensable, puis toutes leurs difficultés. Une phrase revient constamment dans la bouche de chacun de ces petits chefs : « Là où j’ai mes partisans. » Et les Turcs et les Druses ! Je n’aurais jamais cru que ces faits d’histoire et de religion m’apparaîtraient dans leur réalité de querelles de villages. « Le Chrétien maudit le Veau et le Druse maudit la Croix, » voilà ce qu’aujourd’hui je dois entendre tout l’après-midi.