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marchandises est un spectacle magnifique, si l’on songe à toute la peine des hommes et des bêtes qu’il aurait fallu pour déplacer ce tonnage. La rame de wagons est plus belle que la caravane dont les chameaux mouraient de soif auprès de leurs conducteurs exténués ; plus belle que la file des porteurs au crâne oppressé par le poids, au dos marqué de coups. Le train a supprimé dans le monde une énorme quantité d’esclavage physique. » Esclavage et douleur : si la somme de la douleur qu’il y a dans le monde diminue par le bienfait des machines, les poètes ont tort de se lamenter ; les ouvriers ont tort de ne pas aimer les machines. Mais l’homme « aime la vieille figure de sa peine ; » il ne change pas de peine sans croire qu’on lui augmente sa peine.

Les résultats de la mécanique : le tisseur est-il à présent plus heureux qu’il ne l’était jadis ? Eh bien ! répond M. Pierre Hamp, le tisseur moderne est « mécaniquement plus heureux » que l’ancien tisseur. Qu’est-ce, que d’être « mécaniquement plus heureux ? » C’est, pour un tisseur, de ne plus « faire le vieil effort de mouvoir à bras le métier. » Mais le même tisseur est « moralement beaucoup plus malheureux, parce que le pullulement des ouvriers autour de l’usine a créé des conditions de vie bien inférieures à celles de l’ancien tisseur vivant en campagne. » La mécanique doit être considérée comme un progrès : elle épargne à l’ouvrier les gestes les plus fatigants ; mais aussi elle entasse les ouvriers dans les usines, les loge dans les taudis, les soumet aux calamités de l’alcoolisme et des maladies contagieuses.

Alors, quelle duperie d’être « mécaniquement plus heureux, » si l’on est « moralement plus malheureux ! » En définitive, maudirons-nous le machinisme ? Non ! répète M. Pierre Hamp : le machinisme est un progrès.

Il n’y a guère de mots plus séduisants, plus décevants que celui-ci : le progrès. Remplacez-le par un mot plus naïvement exact : le changement. Puis c’est de savoir si un changement qui, tout compte fait, rend les hommes plus malheureux mérite, à quelque titre que ce soit, le nom de progrès.

Si touché de « la peine des hommes, » M. Pierre Hamp tient cependant pour la machine. Et je lui donne raison. Mais ce n’est point à cause du progrès : c’est à cause de l’inutilité qu’il y aurait à recommencer les plaintes de Ruskin et d’autres poètes ou esthéticiens. Nous vivons aux temps des machines, voilà le fait, et il est impossible d’entrevoir un avenir où l’humanité reviendrait à la vie