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unioniste ; à Londres, il parlait presque en maître. Et aujourd’hui, tel un gêneur, le voilà abandonné de ses anciens amis. M. Bonar Law lui-même, hier encore l’un des plus solides soutiens de la campagne orangiste, déclare approuver le néfaste traité, que « la postérité, dit-il, considérera comme un triomphe. » Les chefs de la coalition s’entendent avec les radicaux pour lui faire la leçon et le presser d’entrer dans l’Irlande libre en acceptant la suprématie du Parlement de Dublin. Devant cette volte-face indigne, devant ce « lâchage » (avouons-le) sans élégance, il ne se sent pas de colère, et son exaspération se traduit par maints faits curieux, comme le refus, en certaines réunions « loyalistes, » de porter le toast traditionnel au Roi, ou de faire entendre l’hymne national ; et ce n’est pas sans surprise et ironie qu’on voit des journaux orangistes traiter M. Lloyd George de jésuite, M. Chamberlain de menteur, et lord Birkenhead de couard.

En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, l’Ulster orangiste n’entend pas reconnaître un traité où il n’a pas été partie : res inler alios acta, il veut l’ignorer, et s’en tenir à ses droits acquis. Résister à tout prix, tel est le mot d’ordre à Belfast ; on s’opposera, au besoin par la violence, à toute « délimitation, » on se refusera par tous moyens à « rogner la bordure. » Et en attendant, pour mieux se défendre, on va attaquer. On va provoquer les catholiques, c’est-à-dire les nationalistes, pour faire par contre-coup pression sur l’Angleterre et tâcher de détruire le traité. On lâche donc la bride, dans les six comtés, au terrorisme « anti-papiste, » lequel s’était un peu apaisé depuis la trêve de juillet 1921, et qui reprend avec plus de violence que jamais à partir du mois de décembre.

Des mesures de coercition rigoureuse livrent la minorité catholique désarmée aux 7 000 vagabonds ou hooligans armés de Belfast et aux 6 000 policiers orangistes dits specials ; les papistes sont chassés de chez eux, tués, massacrés, leurs maisons brûlées, des quartiers entiers incendiés : c’est le sort des Arméniens sous le joug ottoman. [1] Par bombes et revolvers on les pousse si

  1. Le terrorisme anti-catholique sévit depuis bien longtemps à Belfast, mais jamais il n’avait encore atteint pareil degré de virulence. On a compté que depuis juillet 1920 jusqu’à fin juin 1922, il y a eu 9 250 catholiques chassés de leur emploi par les specials ou par les bandes armées, 23 960 catholiques chassés de leurs habitations, 446 catholiques tués et 1 789 blessés : notez que les catholiques sont à Belfast dans la proportion de un contre trois protestants. En sept jours, au printemps de 1922, 1 500 catholiques se sont vus sans abri, leur home détruit criminellement. Il y a nombre de faits particulièrement révoltants. Constamment on tire du haut des toits ou des tramways sur la foule, dans les quartiers catholiques, on jette des bombes. Les bandes armées arrêtent un individu dans la rue et lui posent la question : catholique ? Si la réponse est affirmative ou douteuse, il est tué. Églises, écoles, presbytères, sont l’objet d’attentats, ainsi que les foules à l’entrée ou à la sortie des édifices religieux. En mars, quatre personnes de la famille Mac Mahon à Belfast sont fusillées, avec un domestique, par des hommes revêtus d’uniformes des specials, et deux autres blessées. En juin, l’hôpital catholique Mater Infirmorum est pendant trois quarts d’heure attaqué à la mitrailleuse pendant la nuit. Plusieurs fois le vénérable cardinal Logue, archevêque d’Armagh, a été arrêté, menacé, fouillé. La presse locale, terrorisée, n’ose rien dire. Notez que le Gouvernement de Londres paie les specials et entretenait en outre dans les six comtés 23 bataillons de troupes britanniques.