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chambres embaumées par les parfums, ornées de lits et de meubles précieux, embellies de tapisseries d’or et d’argent, aux bordures d’or enrichies de rubis et d’émeraude, étalaient les raffinements et les splendeurs du duc de Lerme. Bientôt commença dans la cour du château un extraordinaire défilé de vivres soi-disant offerts par les habitants. Derrière deux Mores sonnant de la trompette, s’avancèrent, sous les regards amusés de l’ambassade, des figurants déguisés en paysans, porteurs de longues corbeilles pleines de gibier ; puis, couverts de tapis de Turquie, vingt mulets chargés de veaux, moutons, coqs d’Inde, cuirs de vin, jambons, volailles, viandes, confitures et fruits, « qu’il semblait qu’ils eussent entrepris de nourrir une armée. »

Cette énumération pantagruélique est empruntée à une longue lettre du sieur de L. (probablement M. de Lingendes, le littérateur), écrite de l’Escurial à Mademoiselle de Mayenne sur le voyage de Mgr son frère, avec tous les vers et romances que les Espagnols ont faits sur ce sujet. Ce bon M. de Lingendes a de la lecture, et il aime à illustrer la prose de sa lettre par des allusions et des citations. Les magnificences du château de Lerme lui rappellent le palais enchanté qu’Alcine avait construit pour Roger, et le défilé des porteurs de vivres, le triomphe de Caresme-prenant, ou plutôt une des processions que les Gastrolates font dans Rabelais à leur dieu ventripotent. On se demandera peut-être pourquoi il ne lui rappelait plutôt les noces de Gamache. Le duc de Mayenne s’était plaint de la vie chère, et voici qu’il se trouvait transporté au milieu d’une profusion digue des festins imaginés, justement à la même époque, par le grand Miguel Cervantès, qui habitait alors Madrid. Mais, — il y a un mais, qui explique cet oubli d’une façon plausible, — la seconde partie du Don Quichotte, dont les Noces de Gamache sont un des chapitres les plus célèbres, ne parut que trois ans plus tard, en 1615 !

Mayenne alla coucher le 5 à Aranda, sur le Douro, où les autorités tinrent à lui donner le cruel spectacle, devant les fenêtres de son logis, d’un taureau couvert de poudre à canon à laquelle on avait mis le feu. Le taureau ne montra aucun respect des immunités diplomatiques ; et, comme quelques Français de l’ambassade, pour mieux voir, avaient ouvert une porte du logis, il fonça sur eux, les poursuivit dans la maison, monta l’escalier. Il allait continuer dans la salle du premier étage cette