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poilus, qui ont du mordant, de l’entrain et de l’esprit. » D’ailleurs, Louis Pergaud, de temps en temps, se fâche ; il y a un général qui l’exaspère ; il ne veut pas non plus que les patriotes de l’arrière, comme il les appelle, vantent le « confort des tranchées. » Mais, au mois d’avril 1915, en Voëvre, du côté des Éparges, le 8 avril à deux heures du matin, en pleine nuit, Pergaud, avec ses fantassins, sortait de la tranchée. Ils se heurtèrent à un réseau de fils de fer intact ; ils tâchèrent de s’y frayer un chemin, n’y parvinrent pas. À l’aube, quand ils reçurent l’ordre de se replier, les débris de la section Pergaud revinrent sans leur chef. On n’a plus revu Louis Pergaud. Il avait été blessé au moment qu’il commandait encore : « En avant ! » Et l’on croit que son corps s’est enfoncé, perdu dans la boue. On a cherché partout, cherché vainement Louis Pergaud, qui, comme dit M. Lucien Descaves, n’est plus pour nous que dans ses livres. « En avant ! » voilà ses deux derniers mots.

Depuis sa mort, on a publié ces Rustiques dont il avait préparé le recueil ; et, sous le titre de la Vie des bêtes, on vient enfin de publier ce qu’il laissait, les trois premiers chapitres d’un roman, Lebrac, bûcheron, — les personnages sont déjà bien dessinés, — plusieurs nouvelles et une série d’« études » très curieuses, toutes relatives aux chères bêtes qu’il savait qui ne sont pas du tout bêtes.

La première de ces études, qui annonce les autres, chicane Jean de La Fontaine. Peyraud n’aimait-il pas La Fontaine ? Que si ! Mais il n’aimait pas que l’on fit, de ce fabuliste, un observateur scrupuleux des animaux, un précurseur de Fabre. Ce n’est pas ça ! répond-il. On raconte que La Fontaine, un jour, n’arriva point à l’heure de dîner ; une belle compagnie l’attendait : pour son excuse, il prétendit, c’est l’anecdote, qu’il avait assisté à l’enterrement d’une fourmi, accompagné le convoi jusqu’au cimetière et ramené à leur logis les tristes amies de la défunte. Non ! répond Louis Pergaud. Ou bien La Fontaine se moquait du monde. Mais l’anecdote n’est pas vraie. L’été, la fourmilière travaille. Est-ce que la fourmi est morte en chemin ? Les autres fourmis l’ont laissée là : tout au plus l’ont-elles débarrassée de son fardeau. Est-elle morte dans les couloirs ou dans les greniers de la fourmilière, de sorte que son petit cadavre fût encombrant ? Deux fourmis l’ont poussée, l’ont transportée à quelques pas de là. « Mais supposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie, l’abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens, pour rendre un problématique honneur funèbre à un obscur membre de cette société, est bien un rêve de poète… » Ou une farce,