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Les conversations avec le voisin Toone deviennent de plus en plus amicales : elles me donnent d’agréables distractions.

Ne recevant pas de nouvelles, le doute me tracasse toujours et il n’y a pas de catastrophe possible que je ne sente flotter au-dessus de ma tête.

Vendredi, 6 août 1915.

Voici arrivé le grand jour ; une carte postale va partir pour la chère maison ; elle est là devant moi ; de temps en temps je la relis : elle va parler pour moi à ma chère femme, elle lui dira des choses agréables et douces et lui clamera ma détresse. Le sergent arrive, je remets ma carte et après l’avoir examinée, il refuse de l’emporter, l’écriture étant trop petite… Cruelle déception !… Les larmes m’en viennent aux yeux… J’insiste, je prie, je supplie et il finit par autoriser le gardien à passer un peu plus tard pour reprendre une nouvelle missive que je m’empresse d’écrire. Ma joie fut bien grande, lorsque je le vis partir emportant quelques-unes des pensées de mon âme meurtrie.

Aujourd’hui, il y a cantine ; je me procure du papier, de quoi fumer, etc… et je me mets résolument au travail, espérant ainsi oublier mon malheur et soulager mon esprit, qui bien souvent erre à l’aventure s’arrêtant aux conjectures les plus diverses.

Ce soir, j’ai éprouvé une forte émotion. Je me trouvais depuis un petit moment dans mon lit, le regard plongé dans l’obscurité, lorsque j’entendis un bruit venant de la galerie, suivi bientôt de pleurs et de sanglots… Je me redresse pour écouter plus attentivement et je reconnais des voix féminines. Ce doit être une femme accompagnée de ses enfants que l’on enferme dans une cellule. Ces sanglots viennent frapper mon cœur comme pour le briser et inondent mon être d’un sentiment de révolte. J’avais pitié de ces bonnes patriotes, mes nerfs tremblaient, une sorte de fureur s’emparait de moi. J’aurais voulu me lancer dans la galerie pour aller défendre ces pauvres créatures, j’aurais voulu les protéger de ma poitrine… hélas !… hélas !… bien vite je m’apercevais de mon impuissance qui m’écrasait maintenant ; je prêtais une oreille plus attentive encore et pour mieux écouter, je retenais ma respiration… je croyais entendre les voix de ma femme et de mes enfants… quelle obsession !… aurait-on osé les emprisonner ? Ah ! toujours, toujours la même réponse : le doute, l’horrible incertitude… ma souffrance morale est terrible… Peu à peu les pleurs se sont tus… J’ai essayé de dormir, mais ce fut impos-