Page:Revue des Romans (1839).djvu/745

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

couvert de haillons, la tête haute, l’œil vif, le teint vermeil, et fut agréé. Lafleur donnait de précieux détails sur Sterne. « Il y avait, disait-il, des moments où mon maître paraissait plongé dans une profonde mélancolie ; alors il avait si rarement besoin de mes services, que je me hasardais à entrer sans être appelé, et à lui suggérer ce que je jugeais le plus propre à le distraire ; il souriait et je voyais que je le rendais heureux. D’autres fois on eût dit que ce n’était plus le même homme, le ciel de la France opérait sur lui, et il s’écriait : Vive la bagatelle ! Ce fut dans un de ces moments qu’il fit connaissance avec la petite grisette du magasin de gants, qui vint le voir chez lui à plusieurs reprises. L’âne mort n’est pas une invention ; le pauvre homme en pleurs était aussi simple et aussi intéressant que mon maître le dit. La pauvre Marie, hélas ! n’est pas une fiction ; lorsque nous la rencontrâmes, elle se roulait à terre comme un enfant et se couvrait la tête de poussière ; malgré cela elle était charmante. Mon maître l’aborda avec bienveillance et la prit dans ses bras ; elle revint à elle, lui raconta son malheur et versa des larmes. Marie se dégagea alors doucement et lui chanta un cantique à la Vierge. Mon pauvre maître se couvrit le visage de ses mains et la conduisit jusqu’à sa chaumière. Il y trouva la vieille femme et lui parla sérieusement… Je leur portais tous les jours des aliments de l’hôtel, et lorsque mon maître quitta Moulins, il laissa à la mère ses bénédictions et un peu d’argent. J’ignore combien ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il donnait toujours plus qu’il ne pouvait. »

Mademoiselle de Lespinasse a donné une suite au Voyage sentimental de Sterne, en deux chapitres, imprimés dans le tome II des Œuvres posthumes de d’Alembert, et réimprimés depuis dans quelques éditions des Œuvres de Sterne, notamment dans celles de 1818 et de 1825-27.

LA VIE ET LES OPINIONS DE TRISTRAM SHANDY, trad. par Fresnais, 4 vol. in-12, 1786. (La première édition originale a paru en 9 volumes, vers 1785.) — Tristram Shandy n’est pas une histoire, mais un recueil de scènes, de dialogues, et de tableaux plaisants ou touchants, entremêlés de beaucoup d’esprit et de beaucoup de connaissances originales. La singularité de cet ouvrage, l’étonnement des lecteurs qui ne pouvaient concevoir le but de la publication, la sagacité de ceux qui s’efforçaient de trouver un sens à des passages qui n’en avaient réellement aucun, c’en était assez pour donner à ce livre une vogue extraordinaire. Les gens du monde surtout admirèrent l’originalité de ce piquant écrit, ses caractères bizarres, l’air de mystère dont il est empreint, sa philosophie profonde, sa gaieté folle et souvent même licencieuse. Le principal personnage est un M. Shandy, esprit tout à la