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LE PROCES DES FLEURS DU MAL

livre seul annulait en fait toutes les condamnations et justifiait l’orgueil de son silence. Les beautés uniques de son œuvre excusent même l’outrecuidance de ses boutades.

— Pourquoi faites-vous des vers, lui demandait celui qui devint depuis le plus spirituel de nos journalistes, Aurélien Scholl, — et Baudelaire, de sa voix de pôle nord, avec un regard d’oiseau de nuit : « Pour pouvoir en lire. »

Baudelaire se présenta devant la justice, assisté de Me Chaix d’Est-Ange fils et précédé par un mémoire aux juges dans lequel il avait réuni les articles de MM. Édouard Thierry, Dulamon, J. Barbey d’Aurevilly et Charles Asselineau[1]. Il avait joint au mémoire cette apostille signée de ses initiales :

« Les quatre articles suivants, qui représentent la pensée de quatre esprits délicats et sévères, n’ont pas été composés en vue de servir de plaidoirie. Personne, non plus que moi, ne pouvait supposer qu’un livre empreint d’une spiritualité aussi ardente, aussi éclatante que les Fleurs du Mal, dut être l’objet d’une poursuite ou plutôt l’occasion d’un malentendu.

Deux de ces morceaux ont été imprimés ; les deux derniers n’ont pas pu paraître.

Je laisse maintenant parler pour moi MM. Édouard Thierry, Frédéric Dulamon, J. B. d’Aurevilly et Charles Asselineau ».

C. B.

À côté de Baudelaire, M. Poulet-Malassis (M. de Broise faisant défaut) s’asseyait sur les bancs correctionnels, plus à l’aise que le poulet qui, sur la couverture symbolique de ses volumes, tentait un équilibre instable[2]. Me Lançon assistait M. Poulet-Malassis.

Avant l’audience, Baudelaire s’était rendu dans le cabinet de M. le substitut Pinard et il lui exprimait, avec une bonne foi complète, sa stupéfaction, exposant candidement une théorie artistique, que M. Pinard ne pouvait partager. Du moins « l’organe du ministère public » fut-il convaincu de la sincérité absolue de celui dont il allait demander la condamnation, et le sentiment qu’il eut de la loyauté littéraire du « prévenu », explique le ton, modéré pour l’époque, de son réquisitoire.



RÉQUISITOIRE DE M. PINARD

Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n’aboutit pas, on fait à l’auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l’apparence de la persécution.

J’ajoute que dans l’affaire actuelle, l’auteur arrive devant vous, protégé par des écrivains de valeur, des critiques sérieux dont le témoignage complique encore la tâche du ministère public.

Et cependant, messieurs, je n’hésite pas à la remplir. Ce n’est pas l’homme que nous avons à juger, c’est son œuvre ; ce n’est pas le résultat de la poursuite qui me préoccupe, c’est uniquement la question de savoir si elle est fondée.

Baudelaire n’appartient pas à une école. Il ne relève que de lui-même. Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes ; il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants, il l’exagérera surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de créer l’impression, la sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la

  1. On retrouvera ces articles dans l’édition définitive des œuvres complètes de Baudelaire publiée par Calmann-Lévy.
  2. Le volume incriminé ne contenait point le poulet mal assis qui devait constituer, avec un calembour, les armes parlantes de l’éditeur. L’écusson tiré en rouge comme le titre représentait un caducée flanqué de deux cornes d’abondances, le tout supporté par deux mains avec, en exergue, la devise : Concore diæ fructus.